L’Union européenne à l’épreuve de l’Ukraine

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Il est des contre-vérités tenaces, telle celle selon laquelle une révision des Traités serait rendue tout à coup indispensable en raison du prochain élargissement de l’Union à l’Ukraine, à la Moldavie et aux pays des Balkans.

C’est faire un peu vite l’impasse sur une Union qui n’a été en mesure de prévoir ni, a fortiori, de prévenir l’invasion massive de l’Ukraine par la Fédération de Russie le 24 février dernier.

A l’exception du Royaume-Uni qui l’a entretemps quittée, cette Union est la même que celle qui avait pris acte, sinon formellement 1, au moins de facto, de l’annexion de la Crimée et de l’incorporation larvée des Républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk par la Fédération de Russie, et qui, imperméable au réel, rêvait il y a quelques mois encore d’indépendance stratégique 2.

Dans un tel contexte, l’invocation des élargissements futurs pour justifier une révision des Traités est dangereuse en ce qu’elle risque de masquer les carences, les manquements et les fautes politiques graves de l’Union et de ses actuels Etats membres ayant concouru à rendre la tragédie ukrainienne possible.

Il convient donc de faire toute la lumière sur les errements passés de l’Union, sur ses insuffisances et incapacités en matière de politique étrangère, de sécurité et de défense, y compris en vue d’esquisser quelques pistes de réflexion sur les réformes que l’Union et ses Etats membres pourraient mettre sur le métier.

Certains s’y sont déjà hasardés, invoquant l’impérieuse nécessité de changer les modalités de prise de décision et, en particulier, l’abolition du vote à l’unanimité au bénéfice du vote à la majorité pour les questions relatives aux affaires étrangères, à la politique de sécurité et de défense. C’est le cas du président du Conseil espagnol, Pedro Sanchez, du Premier ministre des Pays-Bas, Mark Rutte et, plus récemment, de l’ancien Président du Conseil italien, Mario Draghi, et du Chancelier allemand, Olaf Scholz. Cette proposition, une des rares sinon la seule qui sorte des domaines de l’incantation ou de l’affichage, doit être interrogée tant en ce qui concerne son acceptabilité que son efficacité.

On peut en effet douter que certains pays – et on ne pense pas ici à la Hongrie -, soient prêts à renoncer en tout et pour tout à leur droit de véto. Certaines idées et propositions qui circulent actuellement en France, telle la création d’un Conseil national de Sécurité, la prise de contrôle du groupe aéronautique Dassault par un champion national du capitalisme de connivence, la poursuite du projet de construction d’un nouveau porte-avion national 3, sans parler des manœuvres dilatoires au printemps dernier à l’égard de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union et le peu d’empressement à fournir des armements à Kyiv, sont tout sauf le signe d’une volonté de faire de l’Union un lieu de développement d’une autonomie stratégique proprement européenne. A Berlin, l’ambiguïté règne. D’un côté le Chancelier Scholz semble se ranger du côté des partisans de l’abolition du vote à l’unanimité 4, de l’autre il crée un fond de 100 milliards d’euros pour moderniser l’armée allemande afin d’en faire « la pierre angulaire de la défense conventionnelle en Europe, la force la mieux équipée ». 5 Dernière proposition en date qui n’a pas, et ce n’est guère surprenant, soulevé d’enthousiasme particulier dans les capitales des autres Etats membres, avant d’être revue largement à la baisse par la suite.

L’avenir de l’Europe

Alors que l’Union européenne était déjà engagée au travers de la « Conférence sur l’Avenir de l’Europe » dans un processus de réflexion sur de possibles améliorations de son fonctionnement et de renforcement de ses objectifs, la nouvelle invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie en a déjà modifié la teneur. Sans perdre de vue que la priorité des priorités politiques de l’Union et de ses Etats membres doit rester celle d’apporter à l’Ukraine tout le soutien politique, militaire et économique nécessaire pour qu’elle puisse repousser au plus vite l’envahisseur et recouvrer la pleine maîtrise de son territoire, il semble urgent d’intégrer d’ores-et-déjà dans cette réflexion sur le futur de l’Union un certain nombre d’enseignements de la guerre en Ukraine.

A quelques exceptions près (la Pologne et les pays baltes), les Etats membres de l’Union et l’Union en tant que telle, ont été incapables d’anticiper l’agression russe, y compris durant les mois et les semaines qui l’ont précédée et alors même que le Président Biden prenait son éventualité très au sérieux et ne cessait de mettre en garde Vladimir Poutine quant aux conséquences désastreuses que celle-ci ne manquerait pas d’avoir pour la Russie.

En outre, les Etats-membres et l’Union n’ont pas non plus su représenter un lieu d’élaboration ex post, autrement dit de réponse stratégique après le déclenchement de la nouvelle invasion. C’est l’OTAN, sous le fort leadership des Etats-Unis, avec le soutien du Royaume-Uni, de la Pologne et des pays baltes d’abord, des autres pays d’Europe centrale et de l’Italie de Mario Draghi ensuite, qui a été le lieu d’élaboration et de mise en œuvre de la stratégie de soutien à la résistance ukrainienne face à l’agression russe. L’Union européenne, tiraillée entre une approche de soutien résolu et une approche de « dialogue » qui n’était pas sans rappeler les errements munichois, n’ayant été, souvent avec retard et parcimonie, qu’un des lieux de traduction de celle-ci.

Anticipation et réaction

La pleine compréhension des raisons à l’origine de ces deux manquements graves – anticipation et réaction – nous semble constituer une condition préalable sine qua non à toute réforme du fonctionnement de l’Union en matière de politique étrangère et de sécurité.

Une des raisons réside, croyons-nous, dans la dépolitisation progressive de la politique étrangère. Ce processus, à l’œuvre depuis des décennies, est la résultante de plusieurs facteurs dont :

  1. La mainmise progressive (plus ou moins forte selon les Etats membres) des exécutifs sur les domaines régaliens des politiques étrangère et de défense.
  2. La désaffection des médias à l’égard du travail parlementaire en général, des débats contradictoires en particulier, dont la manifestation la plus visible réside dans la désaffection pour les chroniques parlementaires au profit des « petites phrases » d’un cercle de personnalités sans légitimité particulière, privant ainsi les citoyens de visions articulées et d’argumentations contradictoires.
  3. Le processus politique d’intégration européenne de manière générale et les modalités spécifiques d’intégration en matière de politique étrangère, de sécurité et de défense en particulier.

C’est ce dernier point, apparemment paradoxal, qui nous intéresse particulièrement ici, et qui nécessite une petite remontée dans le temps. La création du Conseil européen proposée par le Président Valéry Giscard d’Estaing en 1974, sur une idée de Jean Monnet (encore) de 1970, répondait notamment à la nécessité d’impliquer directement les chefs d’Etat et de gouvernement dans une construction européenne qui devenait de moins en moins « technique » et de plus en plus politique.

Elle se fit cependant au prix d’une dépossession progressive des prérogatives du Conseil (des ministres des Affaires étrangères), en raison de la concurrence engendrée par l’irruption dans le champ institutionnel européen de cette nouvelle institution représentative des gouvernements des Etats membres par essence plus puissante et plus prestigieuse. Le Conseil européen a été voulu et conçu comme une photocopie en mode collégial de l’institut présidentiel monarco-républicain français. A l’instar de ce qui se passe à Paris où tout remonte vers le sommet de la pyramide, le Conseil européen a phagocyté le Conseil des ministres, a maintenu sa tutelle sur le Haut-Représentant pour la Politique étrangère et de sécurité commune et s’est bien gardé, lors des réformes institutionnelles successives, d’octroyer de véritables pouvoirs au Parlement européen dans les domaines de la politique étrangère, de sécurité et de défense, domaines qui nous intéressent au premier chef ici.

Le Conseil est devenu progressivement une espèce de club londonien où les Ministres des Affaires étrangères devisent des affaires du monde, glissant sous le tapis les sujets qui fachent et entérinant des décisions prises ailleurs. Au Conseil européen quand il est en général tard, voire trop tard, et où les moments du débat sont réduits à la portion congrue – une quinzaine d’heures tous les trois mois. La réalité du pouvoir en cette matière est, pour l’essentiel, aux mains d’organes politiquement non responsables : la haute administration des ministères des affaires étrangères des Etats membres, les diplomates du COREPER 6 et les sherpas des Présidents et Premiers ministres des Etats membres, des diplomates eux aussi pour la plupart. Il va de soi que ceux-ci ont particulièrement à cœur la défense de leur institution de référence, de leur pays et gouvernement respectifs, voire de leur plan de carrière, bien plus que des intérêts de l’Union prise comme un tout.

Pour un Sénat européen

Ce n’est pas, on l’aura compris, le travail des ambassadeurs des pays-membres qui est en cause ici, ni, n’en déplaise au Haut-Représentant, Josep Borrell, celui des ambassadeurs de l’Union. 7 C’est l’estompement, voire la disparition dans nombre de pays membres, des lieux de débat contradictoire et d’élaboration dialectique en matière de politique étrangère, et l’absence d’un tel lieu institutionnel au niveau de l’Union 8 qui est en cause ici. C’est, en paraphrasant Georges Clémenceau, la prise en compte que la paix est une chose trop grave pour la confier à des diplomates.

Sur base de ce constat, il devrait être clair que toute avancée réelle dans le domaine de la politique extérieure et de sécurité de l’Union implique un retour à l’esprit et à la lettre de l’architecture institutionnelle voulue par les pères fondateurs. Celle-ci s’articule sur la représentation des citoyens (le Parlement européen) et des gouvernements des Etats membres (le Conseil 9). Si dérive il y a eu, il ne s’agit pas, comme cela a souvent été affirmé, d’une dérive inter-gouvernementale mais d’une dérive inter-bureaucraties nationales. Faire du Conseil une institution à temps plein nous semble indispensable pour permettre un retour au politique (et du politique) et aux fondamentaux de la démocratie : la séparation des pouvoirs et l’organisation de pouvoirs et contre-pouvoirs.

La transformation du Conseil en véritable Sénat de l’Union 10, en lieu d’élaboration, de suivi et de contrôle de premiers segments de politique étrangère commune nous semble constituer la réforme-clé à mener en la matière. Elle aurait en outre l’avantage de ne pas nécessiter de changements majeurs du Traité. 11 Ce Sénat se réunirait plusieurs fois par mois en session plénière, avec ordre du jour, présentation et vote de rapports et résolutions. Les ministres des Affaires étrangères des Etats membres consacreraient l’essentiel de leur temps à Bruxelles, déléguant à un ou plusieurs adjoints la gestion quotidienne de leur ministère.

A la différence de nombre de politiques déjà largement communautarisées, la politique étrangère et de sécurité échappe encore largement aux pratiques communautaires. Il s’agit donc de prendre en compte les susceptibilités, obstacles et résistances qui en sont à l’origine en imaginant un processus graduel de “communautarisation”. Seul un partage des compétences entre l’Union européenne et les Etats membres basé sur une différentiation des relations avec les pays tiers nous semble praticable.

Trois niveaux pourraient être établis :

  1. Zone communautarisée. Pour les pays tiers intégrés dans cette zone, la politique étrangère serait gérée par la Commission et définie conjointement par le Conseil (des ministres des affaires étrangères) et le Parlement européen (la Commission des Affaires étrangères en particulier). Les relations diplomatiques seraient du seul ressort de l’Union. Les Ambassades des pays membres seraient supprimées. Les autorisations concernant la vente éventuelle d’armements seraient soumises, sur proposition de la Commission, au vote du Conseil et du Parlement européen.
  2. Zone à gestion partagée. Pour ces pays, une politique générale serait proposée par la Commission et soumise à l’approbation du Conseil (des ministres) et du Parlement. Les Etats membres seraient responsables de sa mise en œuvre, la Commission jouant un rôle de coordination
  3. Zone de coopération. Pour ces pays tiers, les Etats membres s’efforceraient de coordonner leur politique respective au niveau européen et s’engageraient à ce que leur politique ne porte pas préjudice à l’un ou l’autre Etat membre ou à l’Union dans son ensemble.

Ce processus serait à “effet-cliquet”. En d’autres termes, un pays-tiers classé dans la catégorie 1 ne pourrait repasser dans la catégorie 2 ou 3 et un pays classé dans la catégorie 2 ne pourrait repasser dans la catégorie 3.

A titre d’exemple, la catégorie 1 pourrait comprendre des pays tels que la Corée du Nord, le Belarus, l’Erythrée, la Syrie, la Libye, Cuba, l’Afghanistan ainsi qu’un certain nombre d’Etats de la zone Pacifique où aucun Etat membre de l’Union n’a de représentation diplomatique. La catégorie 2 pourrait comprendre les pays de l’ “étranger proche” de l’Union comme l’Arménie, la Géorgie, l’Azerbaïdjan, l’Iraq, l’Iran, la Turquie, l’Algérie, la Tunisie, le Maroc, la Mauritanie, l’Egypte, le Niger, le Soudan, le Mali, le Tchad et le Liban.

Pour une armée européenne commune

Mais une politique étrangère et de sécurité commune, quand bien même circonscrite et évolutive, serait incomplète sans un instrument militaire propre, en mesure, le cas échéant et en ultime instance, d’en défendre les raisons. En cette matière également, l’effectivité politique de l’instrument commun réside avant tout dans la stricte indépendance de celui-ci vis-à-vis des Etats membres. En d’autres termes, cette armée commune européenne ne pourrait être tributaire de la bonne (ou mauvaise) volonté de l’un ou l’autre Etat-membre, n’acceptant pas ou acceptant sous certaines conditions que son contingent national participe à l’une ou l’autre intervention jugée nécessaire par une majorité d’Etats-membres. Cette armée commune devrait être un instrument de l’Union en tant que telle et d’elle seule. A ce titre elle devrait être formée d’officiers et de soldats européens, répondant directement et uniquement aux autorités politiques de l’Union. S’agissant, pour reprendre les termes de l’ancien Secrétaire général du Conseil, l’ambassadeur Pierre de Boissieu, d’une matière où la vie et la mort sont engagées, les décisions d’engagement de l’armée européenne commune seraient prises par la Commission et soumises à l’approbation du Conseil européen siégeant en qualité de Conseil européen de Sécurité.

Sans ces lieux d’élaboration, de suivi et de contrôle – le Sénat européen et le Parlement européen, sans l’autorité politique chargée de mettre en oeuvre cette politique – la Commission européenne, sans cet instrument opérationnel d’ultime instance que devrait représenter une armée européenne commune digne de ce nom 12 et sans l’instauration d’un mécanisme progressif de mise en commun de leur politique étrangère et de sécurité par les Etats membres, le passage au vote à la majorité qualifiée nous semble, en l’état, peu susceptible de constituer une proposition praticable quand bien même serait-elle soutenue par un nombre consistant d’Etats membres.

La proposition envisagée ici est circonscrite à la politique étrangère et de sécurité, à l’exclusion donc de la politique de défense qui resterait, sans préjuger des coopérations existantes dans le format PESCO ni d’autres éventuelles coopérations futures, de la compétence des Etats membres et, pour la plupart d’entre eux, de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord.

L’illusion d’une indépendance et la nécessité d’une autonomie stratégique de l’Union

La nouvelle invasion russe de l’Ukraine a en effet démontré à ces Etats membres de l’Union qui, par paresse intellectuelle ou parce qu’ils s’en voyaient les principaux bénéficiaires, cultivaient l’illusion d’une indépendance stratégique de l’Union, que cette option était et reste, tant militairement que politiquement, impraticable. Au grand soulagement des pays d’Europe centrale et orientale qui en avaient la nette perception et désespéraient de ne pouvoir la partager avec les Etats-membres de la vieille Europe.

Les projets et ambitions dans le domaine de la défense européenne tout comme le diagnostic posé par d’aucuns sur l’OTAN “en mort cérébrale” n’étaient donc pas seulement vélléitaires mais – et c’est important pour le sujet abordé ici, reposaient sur une approche profondément anti-européenne en ce que l’objectif poursuivi n’était autre que celui de créer les conditions pour qu’un ou deux Etats de l’Union se substituent au leadership américain au sein d’un pilier européen de l’OTAN. Une manière aussi d’asseoir et de pérenniser le condominium de connivence germano-français qui gouverne de facto l’Union européenne depuis près de deux décennies.

Si l’hypothèse envisagée ici peu sembler modeste, elle n’en a pas moins pour objectif de permettre l’émergence d’une certaine autonomie stratégique de l’Union en tranchant le noeud gordien de la question de son socle politique et institutionnel, indispensable pour sortir de l’impasse de la coopération intergouvernementale qui régit aujourd’hui la politique étrangère et de sécurité de l’Union. Elle est rendue nécessaire non pas tant par la situation sur le flanc oriental de l’Union qui retient toute l’attention de l’OTAN mais par son flanc sud, en premier lieu en affrontant d’une seule voix les problématiques turque 13 et kurde qui, pour des raisons évidentes, sont aujourd’hui mises sous le boisseau. Enfin, à moins de se résigner à un concours plus ou moins symbolique et en ordre dispersé de ses Etats membres, une politique étrangère et de sécurité commune et la création d’une armée européenne commune constituent une condition sine qua nonpour que l’Union puisse être en mesure d’apporter une réelle contribution à la défense de la démocratie et à la préservation de la paix dans le reste du monde, en particulier dans la zone Pacifique où seule l’Union pourrait apporter, aux côtés des Etats-Unis, du Japon, de la Corée du Sud et de l’Australie, une contribution digne de ce nom, à la défense de la démocratie et de la liberté, y compris celle de circuler.

Une réforme du Traité, une Coopération renforcée ou un nouveau Schengen ?

Pour les Etats membres de l’Union il existe, théoriquement, trois manières d’appréhender la mise en oeuvre (progressive) d’une politique étrangère et de sécurité commune. La première est la révision du Traité. Le passage au vote à la majorité équivaudrait sic et simpliciter à une abolition de toutes les normes du Traité qui différencient la politique étrangère, de sécurité et de défense de l’Union de ses autres politiques. Une révision de cette ampleur requiérerait par conséquent une profonde réforme du Traité et l’accord des 27. Objectif improbable en raison de l’opposition de l’un ou l’autre Etat-membre, celle plus que prévisible de la Hongrie risquant d’en masquer d’autres, moins “officielles” mais probablement plus irréductibles encore.

Une coopération renforcée 14 impliquerait des modifications relativement mineures du Traité, susceptibles d’être apportées au moyen de la procédure de révision simplifiée de celui-ci. Il s’agirait principalement d’élargir au domaine de la politique étrangère et de sécurité la possibilité de recourir à l’institut de la coopération renforcée. En outre, dans la mesure où la coopération renforcée n’engagerait que les Etats qui le souhaiteraient, elle serait moins susceptible de générer des oppositions intransigeantes. A plus forte raison, si le Conseil européen agissant en qualité de Conseil européen de Sécurité était ouvert à la participation (sans droit de vote) des Etats membres de l’Union non parties à la Coopération renforcée.

Un Schenghen de la Politique étrangère et de Sécurité est théoriquement possible mais incontestablement plus complexe et grevé par sa nature hors Traité.

Sans la résistance ukrainienne et le leadership américain dans la définition d’une ligne de soutien aux Ukrainiens, la guerre déclenchée par la Russie aurait été mortelle – c’est une évidence, pour la survie d’un certain nombre d’Etats européens, y compris bien sûr l’Ukraine, pour la sécurité de tous les Etats européens mais aussi pour l’avenir du projet européen en général.

Le moteur franco-allemand est défunt depuis plus de 20 ans déjà, depuis la fin de non-recevoir donnée par la France aux propositions de Joschka Fischer, alors ministre allemand des Affaires étrangères, en faveur d’une Fédération européenne 15. Son successeur, le condominium de connivence germano-français, porte une écrasante responsabilité dans la situation que traversent aujourd’hui l’Ukraine et l’Europe, sans que cela n’excuse pour autant le suivisme de nombreux Etats membres de la vieille Europe.

Pour conjurer le risque que l’Union ne retombe dans les ornières tracées par le condominium de connivence germano-français, une réelle avancée en matière de politique étrangère et de sécurité nous semble fondamentale. Un nettoyage des écuries d’Augias s’impose. La cinquième colonne russe est toujours bien présente en Allemagne mais aussi dans d’autres pays de la vieille Europe, comme la France, l’Italie et la Belgique. Des règles strictes doivent être établies pour encadrer les relations économiques et commerciales des Etats membres de l’Union avec un pays – la Russie, qui après sa défaite en Ukraine, restera vraisemblablement pour un certain temps sous la férule du régime qu’elle connaît aujourd’hui. Utile, de ce point de vue, serait la création au sein de la Commission européenne d’une Direction Générale chargée de contrôler le respect par les Etats membres de l’interdiction de toute exportation d’armements et de technologies duales en direction des Etats autoritaires (Russie, Chine et Iran en particulier). 16 Cette politique étrangère et de sécurité au sens large devrait également intégrer la problématique de l’énergie afin de conjurer de nouvelles dépendances mortifères telles celles engendrées par le Nord Stream 2 et, aussi, afin de se protéger des doubles dépendances (achat d’hydrocarbures et vente d’armement) à l’égard des pays du Golf.

Créer une institution pour enterrer une décision

Mais pour se libérer de l’emprise délétère du condominium de connivence germano-français sur l’Union, d’autres mesures de containment des grands Etats de l’Union seraient opportunes. L’élargissement à l’Ukraine, la Moldavie, à la Géorgie, à l’Arménie et aux Etats des Balkans pourrait en constituer un des éléments à condition bien sûr de garantir que la création de la Communauté politique européenne 17 ne devienne un instrument dilatoire, une manière, en paraphrasant à nouveau Georges Clémenceau, d’enterrer une décision, en créant une institution, mais reste ce qu’elle semble avoir été dans l’esprit de nombreux chefs d’Etat et de gouvernement des pays-membres de l’Union lors du Conseil européen de juin 2022 : un prix de consolation accordé à la France en échange de son soutien à l’octroi à l’Ukraine du statut de pays candidat à l’Union.

Dans l’Union à 27, l’Allemagne et la France détiennent à elles deux pratiquement une minorité de blocage : 152 voix sur 449. La minorité de blocage étant de 158 voix (35% de la population des Etats-membres) et 13 Etats-membres (45%). 18Dans une Union à 32, les 27 + l’Ukraine (44), la Moldavie (3), la Macédoine du Nord (3), l’Albanie (3) et le Monténégro (1), la minorité de blocage s’établirait à 176 voix (total 503) et 15 Etats-membres (45%) et constituerait un premier desserrement de l’étau du pouvoir d’interdiction du condominium germano-français. Dans une Union à 36 (total 516), les 32 + la Géorgie (4), l’Arménie (3), la Bosnie (4) et le Kosovo (2), la minorité de blocage s’établirait à 181 voix et 17 Etats-membres (45%).

Mais il serait sans doute opportun d’aller plus loin et de s’interroger aussi sur le bien-fondé de la golden share accordée aux grands Etats que constitue l’établissement du seuil de la majorité qualifiée à 65% en ce qui concerne la population et à 55% seulement en ce qui concerne le nombre d’Etats-membres. Si, par hypothèse, la majorité qualifiée était établie à 60% de la population et à 60% du nombre des Etats-membres, dans l’Union à 27 (total 449 voix) la minorité de blocage serait de 180 voix et 11 Etats-membres (40%). Dans une Union à 32, elle serait de 201 (total 503) et 13 Etats-membres et dans une Union à 36 (total 516), elle serait de 207 voix et 15 Etats-membres, desserrant l’emprise du condominium de connivence germano-français sur l’UE.

Ce dernier n’est pas au mieux de sa forme. Si à la suite d’une visite d’Etat opportunément organisée par les Etats-Unis, le Président français semble avoir finalement remisé son approche dialogique avec le Kremlin et fini par apporter un soutien militaire plus sérieux à l’Ukraine et si le Chancellier Scholtz a finalement donné, avec la détermination qu’on lui connaît, son feu vert à l’envoi à l’Ukraine d’un coûteux système Patriot et de véhicules d’infanterie blindés, l’“attentisme” initial de l’Allemagne et de la France laissera des marques profondes dans de nombreuses autres capitales de l’Union et affaiblira la capacité de Berlin et de Paris de perpétuer cette gestion de l’Union faite de petits arrangements profitables tantôt à l’un, tantôt à l’autre. De leur côté, grâce à leur communauté de vue politique et militaire à l’égard de l’Ukraine, les Etats de l’Union de la ligne de front ont pris conscience de leur force collective. Dans l’Union à 27, à 13 ils constituent en effet une minorité de blocage. Mais focalisés sur “la gestion des défis géopolitiques urgents auxquels l’Europe est confrontée », ils sont, pour le moment, sur une ligne défensive en ce qui concerne l’avenir de l’Union.” 19

Les nouvelles menaces au Sud-Est

S’il ne fait aucun doute que la priorité des 27 doit rester celle du soutien politique, militaire et économique à l’Ukraine, il nous semble néanmoins urgent d’entamer une réflexion sur l’avenir stratégique de l’Union et, dans une certaine mesure, de l’OTAN. La guerre en cours en Ukraine a, déjà, produit des effets géopolitiques considérables. L’indispensable défaite de la Russie en produira d’autres, internes à la Russie qui concerneront au premier chef les Russes eux-mêmes et leur capacité à neutraliser définitivement le FSB et autres siloviki, et d’autres externes qui nous concerneront plus directement. Ces effets géopolitiques majeurs ne concerneront pas d’abord les pays de la ligne de front déjà renforcés par l’adhésion prochaine de la Suède et de la Finlande à l’OTAN et qu’une issue positive du conflit renforcerait ultérieurement. L’épicentre de la menace à la sécurité se déplacera vers le sud-est, dans le périmètre de la mer Noire et de la Méditerranée orientale où quatre pays, la Géorgie, la Grèce, Chypre et, surtout, l’Arménie subiront une pression croissante de la part des deux bras du panturquisme renaissant : la Turquie et l’Azerbaïdjan.

Mais à moins de se résigner à la subalternité, réfléchir à la construction d’une (certaine) autonomie stratégique de l’Union implique aussi pour les Européens de s’extraire des approches national-individualiste ou euro-centrée et de se concevoir comme un acteur global en mesure d’apporter une contribution en termes politiques et militaires qui ne ressorte pas du seul domaine symbolique ou incantatoire.

En ce sens, seule une politique européenne de sécurité s’appuyant sur une armée européenne commune peut permettre à l’Union de contribuer à la défense des Etats de droit menacés par des régimes impérialistes et autocratiques. En particulier, les lourdes menaces pesant sur Taïwan devraient amener l’Union et l’Occident à s’interroger, à la lumière de la rupture des accords concernant l’autonomie de Hong Kong et, par conséquent, de la grossière supercherie de la politique de Pékin « un pays, deux systèmes », sur l’opportunité d’une reconnaissance diplomatique rapide de Taïwan ou, à défaut, de l’annonce par les membres de la coalition Ramstein qu’en cas d’invasion de l’île par la République populaire ils procéderaient automatiquement à la reconnaissance diplomatique de Taipei. Dans le même esprit, les pays membres de l’OTAN pourraient entamer une réflexion sur la transformation de l’Organisation atlantique en une organisation de défense commune aux pays d’Amérique du Nord, d’Europe et de la zone Pacifique : Japon, Australie, Corée du Sud et Nouvelle-Zélande ainsi que les régions françaises du Pacifique (Polynésie et Nouvelle-Calédonie, indéfendables en l’état).

En Europe, c’est incontestablement l’Arménie qui est la plus menacée et qui risque de l’être plus encore si une Russie défaite en Ukraine était contrainte pour des raisons intérieures de rappeler en urgence ses forces stationnées en Arménie ainsi que sa force d’interposition au Haut-Karabakh. Parallèlement, les pays membres de l’OTAN pourraient entamer une réflexion sur le bien-fondé du maintien de la Turquie dans l’OTAN et sur l’opportunité d’une entrée simultanée de la Géorgie et de l’Arménie dans l’Organisation atlantique.

Les ondes de choc provoquées par la nouvelle invasion russe de l’Ukraine risquent de continuer à se propager longtemps en Europe et au-delà, quand bien même les Ukrainiens seraient en mesure de reprendre rapidement le contrôle de l’ensemble de leur territoire.

Si, avec Jens Stoltenberg, le Secrétaire général de l’OTAN, nous croyons qu’il faut « être prêt pour une longue guerre », qu’il ne faut « pas sous-estimer la Russie » 20, l’Union serait sans doute bien inspirée à ne pas renvoyer à des temps meilleurs la question des politiques et des instruments qui lui permettraient de soutenir plus efficacement les Ukrainiens et d’apporter des réponses concrètes aux nouvelles menaces à la sécurité.

 

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Notes:

  1. « Allez, faut pas rigoler, la Crimée fait partie de la Russie. C’est comme ça. » Daniel Cohn-Bendit, France 24, 4 mars 2014
  2. « Macron et la confédération européenne », Le Grand Continent, Mai 2022, https://legrandcontinent.eu/fr/2022/05/10/discours-de-macron/
  3. « Défense. Objectif 2028 pour la construction du futur porte-avions », Thierry Hameau, Ouest-France, 2 mai 2022
  4. « Le chancelier allemand Scholz défend un vote à la majorité, et plus à l’unanimité, pour la fiscalité et la diplomatie européenne », Le Monde, 29 août 2022
  5. « Discours de Prague : comprendre le tournant de Scholz sur l’Union », Le Grand Continent, Août 2022
  6. Comité des Représentants permanents des Etats membres
  7. “Quand la diplomatie européenne se fait remonter les bretelles”, Jean Quatremer, Libération, 12 octobre 2022
  8. La Commission des Affaires étrangères du Parlement européen ne constitue pas, à ce jour, une véritable alternative en raison des limitations imposées par le Traité.
  9. Art. 16 § 2. “Le Conseil est composé d’un représentant de chaque Etat membre au niveau ministériel, habilité à engager le gouvernement de l’Etat membre qu’il représente et à exercer le droit de vote.”
  10. Dans une forme accomplie, ce Sénat européen pourrait comprendre outre les 27 ministres des Affaires Etrangères, 27 ministres chapeautant l’Economie et les Finances ; la Justice et les Affaires intérieures ; l’Environnement, l’Agriculture, l’Energie et les Transports ; les Affaires Sociales et la Santé ; ainsi que 27 ministres sans portefeuille pour toutes les autres matières dans leur dimension européenne.
  11. Art. 236  du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
  12. Trois divisions d’intervention rapide, trois groupes aéronavals, 100.000 soldats, un budget annuel de 30 milliards d’euros.
  13. Dans l’hypothèse d’une armée commune l’établissement d’une base aéronavale à Volos (Grèce) constituerait sans doute un élément de réponse efficace aux provocations répétées du Président Erdogan à l’égard de la Grèce.
  14. Armée européenne commune: proposition de coopération renforcée http://www.leuropeen.eu/2020/09/21/armee-europeenne-commune-proposition-de-cooperation-renforcee/
  15. « Union européenne. Proposition allemande en faveur d’une ‘Fédération européenne’ », Joschka Fischer, Université Humboldt, Berlin, 12 mai 2000.
  16. En raison des errements récents, dont la violation de l’embargo de l’UE sur les exportations d’armements vers la Russie, il serait opportun que cette structure de l’Union soit doublée d’une structure semblable au sein de l’OTAN.
  17. Fort semblable à la proposition faite peu de temps auparavant par Enrico Letta, président du Parti Démocrate italien
  18. Le calcul est basé sur l’octroi à chaque pays membre d’une voix par million d’habitants en arrondissant au million supérieur. Le système de calcul utilisé lors des votes du Conseil est légèrement différent puisqu’il comptabilise la population exacte de chaque Etat-membre.Pondération des voix au Conseil : https://www.consilium.europa.eu/fr/council-eu/voting-system/voting-calculator/
  19. Non-paper by Bulgaria, Croatia, the Czech Republic, Denmark, Estonia, Finland, Latvia, Lithuania, Malta, Poland, Romania, Slovenia, and Sweden on the outcome of and follow-up to the Conference on the Future of Europevhttps://www.europa-nu.nl/9353000/1/j4nvih7l3kb91rw_j9vvj9idsj04xr6/vlstn1p5intb/f=/non_paper.pdf
  20. Putin planning for a long war in Ukraine: NATO chief https://www.france24.com/en/live-news/20221216-putin-planning-for-a-long-war-in-ukraine-nato-chief, RFI, 16 décembre 2022

One thought on “L’Union européenne à l’épreuve de l’Ukraine

  1. Olivier, je serais bien incapable de faire un commentaire intelligent aux réformes de l’UE que tu suggères, par manque de compétences sur la mécanique institutionnelle de l’UE et tous ses paramètres.

    La seule chose fondamentale pour moi (et toi aussi, il me semblei) est l’enjeu absolument majeur, pour les démocraties, que représente la guerre d’invasion de l’l’Ukraine par la Russie de Poutine (et celle qui menace Taiwan, notamment). Dans ce contexte, ce qui me frappe depuis des années est l’aveuglement face à la menace russe (et chinoise), pourtant clairement lisible dans la réthorique poutinienne (et celle d’idéologues « grand-russes », comme Alexandre Douguine et bien d’autres avant lui) et les actes d’agression depuis plus de 20 ans (Tchétchénie, Géorgie, Syrie…). Mais également dans l’histoire longue de la Russie autocratique. La « geste » de Poutine face à Kyiv rappelle celle d’Ivan le Terrible face à la république de Novgorod. Dans ce cadre, tu écris : « A quelques exceptions près (la Pologne et les pays baltes), les Etats membres de l’Union et l’Union en tant que telle, ont été incapables d’anticiper l’agression russe, y compris durant les mois et les semaines qui l’ont précédée et alors même que le Président Biden prenait son éventualité très au sérieux et ne cessait de mettre en garde Vladimir Poutine quant aux conséquences désastreuses que celle-ci ne manquerait pas d’avoir pour la Russie. »

    J’entends bien, mais cette incapacité d’anticipation concerne également des experts en géopolitique et de l’espace russe et ukrainien, mais aussi Zelensky lui-même et nombre de ses compatriotes (je me garderais bien de les blâmer, mais j’ai un ami à Kyiv qui le fait). Souviens-toi des reportages à Kyiv en janvier et février 2022. Ils n’y croyaient pas. Je fais partie de ceux qui, avec d’autres, sont conscients de la menace depuis le début des années 2000. Sans parler d’Huntington, que tant de gens de la « gogauche » ont viilipendé sans l’avoir lu. Certes, il est parfois trop étroitement culturaliste (même si son livre ne concerne que la fin du 20e et le début du 21 siècles), mais il a vu beaucoup plus clair que les autres. J’en reste là sur ce timbre-poste, la suite est sur le lien associé à mon nom. Bon travail.

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