La France et l’Europe : l’heure de vérité ?

Libertiamo.it, 20 décembre 2011

Tout se passe comme si l’expérience ne comptait pas. Comme si, en matière d’intégration européenne, les multiples expérimentations – intergouvernementales – de ces deux dernières décennies n’avaient jamais été mises en œuvre, ou comme si elles avaient produit quelques avancées significatives dans le processus de consolidation et de démocratisation de l’Union.

Qu’il s’agisse de l’actuelle crise que l’on dit économique et financière – mais en fait politique – et de sa « gestion » – intergouvernementale – pour le moins erratique ; qu’il s’agisse du Président – intergouvernemental – du Conseil européen tiraillé entre Berlin et Paris ; qu’il s’agisse de la Haute Représentante – intergouvernementale – pour la politique étrangère et de son service diplomatique (Service Commun d’Action Extérieure) fort de 6000 personnes dont on peine toujours à percevoir l’action ; qu’il s’agisse encore de la politique – intergouvernementale – de défense et de sécurité commune inexistante, force est de constater que les grandes innovations intergouvernementales des traités n’ont produit que ce qu’elles pouvaient produire : peu, ou rien en termes de gouvernabilité de l’Union, beaucoup – et toujours plus – en termes de frustrations démocratiques chez les citoyens européens et chez ces 25 Etats-membres considérés comme quantité négligeable par le couple franco-allemand.

Contrairement à ce que soutiennent nombre de commentateurs de l’Hexagone 1 – et pas seulement – la ligne de démarcation entre les visions de l’Europe ne passe pas d’abord entre une vision « britannique » et une vision « française ». Elle départage en premier lieu ceux qui s’inscrivent dans la lignée de Jean Monnet – les « communautaristes » – où l’on retrouve notamment les pays fondateurs de l’Union à l’exception de la France, et les tenants d’une vision « gaulliste », dans ses deux déclinaisons : une déclinaison « française » visant à modeler l’Union de l’intérieur, y compris dans le but d’en faire un levier pour ses propres ambitions nationales, et une déclinaison « britannique », plus légère, visant à faire de l’Europe un lieu intégré dans la stricte mesure de ce qui est nécessaire au déploiement d’une économie ouverte.

En France cette approche « gaullienne » est et demeure bien évidemment celle des néo ou des post-gaullistes et du premier d’entre eux aujourd’hui : le président de la République. Mais – plus étrange -, c’est aussi la position de personnalités pourtant qualifiées « d’européennes ». C’est celle du commissaire européen Michel Barnier qui prône peu ou prou une fusion de la présidence du Conseil européen et de la Commission 2. C’est, de façon plus surprenante, celle de François Bayrou, le candidat centriste considéré comme le fer de lance des pro-européens de toutes les Gaules : « Je plaide depuis 1999 pour l’élection au suffrage universel d’un président qui coordonnera le Conseil et aura autorité sur la Commission. » disait-il récemment dans la presse. 3

Pourtant comme le souligne le Monde « ce qui bloque en l’espèce, c’est la culture souverainiste de la France : les réticences génétiques de Paris à tout ce qui ressemble à une délégation de pouvoir au profit d’une instance communautaire qui serait chargée d’harmoniser les politiques budgétaires – sanctions à la clé. » 4

Cette approche est tellement enracinée chez les élites françaises qu’elles en sont devenues incapables d’affronter politiquement et sereinement les propositions politiques venant d’autres pays de l’Union. A l’égard de l’Allemagne, la France reproduit aujourd’hui l’attitude qui fut la sienne face à la proposition Schaüble/Lammers de 1992 en faveur de la création d’un noyau dur : silence gêné, désinvolture. En témoignent les réactions – rares par ailleurs – à l’égard de la motion adoptée à la quasi unanimité par le congrès de la CDU 5 prônant l’élection au suffrage universel du président de la Commission : « Ce ne sont que quatre lignes dans la motion finale », « un pied-de-nez » à la France. Tandis que par ailleurs on assiste à une déferlante de commentaires tout en nuances : « Aujourd’hui, c’est de nouveau au tour de l’Allemagne de tenir dans sa main l’arme du suicide collectif du continent », « l’Allemagne porte une responsabilité totale dans la faillite du système », « le gouvernement de la zone euro de demain ne peut pas être germano-allemand » 6.

Pour François Heisbourg c’est l’impasse : « au constat qu’il ne peut y avoir de salut pour l’euro sans institutions fédérales s’oppose le rejet de solutions fédérales par nos peuples et nos dirigeants ». 7 Un diagnostic au moins partiellement contestable. Est-on si sûr, par exemple, que parmi les nombreux arguments qui ont nourri, ouvertement ou subrepticement, le fameux « non » au référendum de 2005 ne figurent pas en bonne place les carences démocratiques persistantes de l’Union européenne ?

Dans un autre registre, ce que l’on nomme les craintes du « marché » ne reflètent-elles pas plutôt, à côté du constat d’une certaine ankylose d’une partie des économies européennes, une très forte défiance tant à l’égard de l’actuelle capacité de gouvernement de l’Union – Commission européenne faible, couple franco-allemand profondément divisé – qu’à l’égard d’un futur gouvernement européen fondé sur un directoire – quand bien même formellement élargi – composé des chefs d’Etat et de gouvernement tel que proposé par M. Sarkozy ?

Pour un gouvernement démocratique de l’Union

Si ce double diagnostic est le bon, alors deux conclusions devraient s’imposer : renforcer résolument la démocratie européenne, et créer un véritable gouvernement de l’Union. En d’autres termes, il s’agirait de trouver un compromis dynamique entre les trois visions de l’Europe : « britannique » « française » et « communautaire ».

Aux tenants de l’approche « britannique », on pourrait garantir :

  1. le maintien de l’unité institutionnelle de l’Union 8
  2. la faculté pérenne (et non plus la dérogation) pour tout Etat membre de ne pas participer à l’union monétaire ou à toute autre coopération renforcée ;
  3. l’ouverture de négociations sérieuses en vue de l’adhésion dans 10-15 ans de la Turquie, de l’Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie.

Aux tenants de l’approche « française » :

  1. une présence renforcée et continue des Etats-membres dans les institutions européennes grâce à une renouvellement du Conseil transformé en un véritable Sénat européen où siègeraient pour chacun des Etats-membres trois « super-ministres » : un ministre d’Etat des Affaires étrangères et de la Défense, un ministre d’Etat chargé de l’Economie, des Finances, du Budget et des Affaires Sociales, un ministre d’Etat sans portefeuille chargé de toutes les autres matières dans leurs dimension européennes. Véritable interface entre les Etats-membres et l’Union, ces ministres répondraient devant leur parlement national et leurs commissions respectives. 9
  2. La création, sous forme de coopération renforcée, d’une armée européenne commune et « communautaire » 10 chargée de mettre en œuvre les opérations de maintien et de rétablissement de la paix, de lutte contre la piraterie, d’évacuation des ressortissants européens, …

Aux tenants de l’approche « communautaire » :

  1. la démocratisation de l’Union via l’élection au suffrage universel du Président de la Commission européenne et l’abolition subséquente du principe de collégialité ;
  2. la structuration de la zone euro au moyen d’une coopération renforcée 11, avec la création d’un FME, alimenté par la taxe sur les transactions financières et en mesure de prêter aux Etats en difficultés à des taux voisins de ceux de l’Allemagne.

On sait – toute l’expérience de la construction européenne le montre et d’éminents sociologues l’ont théorisé – que la suppression du droit de véto n’entraîne pas la marginalisation de l’un ou l’autre des acteurs. Au contraire ! Elle est à la source du retour du débat, du choc créateur des idées, de la formation de compromis acceptables pour tous.

Mais pour ceux qui conserveraient malgré tout des doutes quant à la possibilité de défendre les intérêts de la France, rappelons qu’en vertu du mécanisme de la double majorité tel que défini dans le Traité de Lisbonne 12 quatre Etats-membres – quels qu’ils soient – suffisent dans l’Union à 27 pour constituer une minorité de blocage. Dans la zone euro à 19, cette minorité de blocage est réunie par la France et l’Allemagne ou par la France et l’Italie ou encore par la France et deux autres Etats plus « petits ».

La France aurait-elle à ce point perdu confiance en elle, en sa capacité de défendre des positions, de prendre des initiatives, de proposer, de convaincre ? Aurait-elle fini par croire qu’elle est aujourd’hui moins la France, moins française, qu’elle ne l’était en 1957 lors de la signature du Traité de Rome ? Nous ne le croyons pas.

Au contraire nous espérons du prochain président de la République qu’il inscrive la France au cœur de la dynamique européenne, qu’il fasse mentir l’amère constat d’Arnaud Leparmentier selon lequel « la France fit échouer toutes les tentatives, de la Communauté européenne de défense en 1954 au non à la Constitution européenne de 2005 ». 13

 

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Notes:

  1. Voire notamment Olivier Ferrand, le Monde.fr, 14 novembre 2011
  2. « La gouvernance de la zone euro doit être à la fois plus réactive et plus politique. Aujourd’hui, il est tout naturel que ce leadership soit issu du Conseil des Chefs d’Etat et de gouvernement. Mais ma conviction personnelle est qu’un jour il nous faudra aller plus loin, en créant un véritable ministre européen de l’économie et des finances, institutionnalisé et issu de la double compétence de la Commission européenne et du Conseil. » « Cinq clés pour une gestion européenne de la crise. Il faut rétablir la confiance en faisant preuve d’unité », Michel Barnier, Le Monde, 21-22 août 2011
  3. Hollande parle comme si c’était fait », François Bayrou, Libération, le 22 novembre 2011
  4. Ce grand marchandage qui peut sauver l’euro », Editorial, Le Monde, 25 novembre 2011
  5. Congrès de la CDU des 15 et 16 novembre 2011
  6. Dans l’ordre, Jacques Attali, Jacques Myard, Hubert Védrine, « La crainte de l’ « Europe allemande » resurgit chez les dirigeants français, Le Monde, 25 novembre 2011
  7. « L’Europe finira-t-elle comme l’Union soviétique ? Seules des institutions fédérales sauveront l’euro », François Heisbourg, Le Monde, 10 novembre 2011
  8. Pour l’Eurogroupe (et pour toute coopération renforcée) tous les représentants des Etats-membres participent aux travaux du Conseil, seuls les représentants des Etats membres de la zone euro votent. Même chose au PE, comme le préconise Pervenche Berès « only MEPs from eurozone members would be allowed to vote. » « Parliament risks being left behind », The European Voice, 17 november 201
  9. Cela permettrait d’éviter d’ajouter de la confusion à l’actuelle confusion institutionnelle comme cela ne manquerait pas d’être le cas avec la proposition de « M. Lamassoure et M. Bourlanges (qui) souhaitent la création d’une instance représentative des Parlements nationaux. « Il faut créer une assemblée de la zone euro, à côté du Parlement européen, composée des représentants des commissions des finances des différents parlements de la zone euro. » « La crise accélère le débat sur la construction politique de l’UE », le Monde, 18 novembre 2011
  10. Les Etats-membres conservent leurs armées nationales
  11. « Pour ma part je donnerais la priorité à la transformation de l’eurozone en coopération renforcée (comme l’autorise les traités), « Monsieur Delors dénonce le « coup de poker » de Sarkozy et Merkel », le Monde, 19 octobre 2011
  12. Traité de Lisbonne, Article 16 § 4 : « à partir du 1° novembre 2014, la majorité qualifiée se définit comme étant égale à au moins 55 % des membres du Conseil, comprenant au moins quinze d’entre eux et représentant des Etats membres réunissant au moins 65 % de la population de l’Union. Une minorité de blocage doit inclure au moins quatre membres du Conseil, faute de quoi la majorité qualifiée est réputée acquise. »
  13. « La réaction néogaulliste de Sarkozy », Le Monde, 23 novembre 2011

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