Honneur aux immolés tibétains

Libertiamo.it 22-23-25 juin 2012, Le Huffington Post, 23 juin 2012, The Tibetan Political Review, 19 juillet 2012

Dans le panthéon de mon adolescence, Vladimir Boukovski, Jacek Kuron, Leonid Plioutch, Adam Michnik occupent les premières places. Avec eux, il y en est un autre à qui je repense souvent depuis quelques mois : Jan Palach 1. Son geste tragique, à Prague, le 16 janvier 1969, a laissé en moi une empreinte indélébile où se mêlent inextricablement tristesse infinie et immense admiration devant ce refus absolu d’accepter la double oppression impériale et totalitaire soviétique.

Quelques années plus tôt, le 11 juin 1963, le bonze Thich Quang Duc s’était immolé à Saigon en protestation contre la répression anti-bouddhiste ordonnée par le président du Vietnam du Sud, le catholique Diêm. En 1975, après la prise de Saigon par les communistes, « 22 bonzes, nonnes et laïcs bouddhistes faisaient de même pour en appeler à la liberté religieuse au Vietnam » 2. Plus près de chez nous, qui ne se souvient de l’immolation le 17 décembre 2010 à Ben Arous en Tunisie, de Mohamed Bouazizi, qui marqua le début de la révolution tunisienne pour la liberté et la démocratie ?

Sans que cela n’ébranle vraiment médias, opinions publiques et classes politiques de nos démocraties repliées sur elles-mêmes, depuis mars 2011, dans un Tibet aux prises lui aussi à une double oppression impériale et totalitaire, une quarantaine de Tibétains 3, souvent moines ou nonnes, se sont immolés. Ils ont des noms. Je vous invite à les épeler, lentement, comme un mantra universel, où chacun pourra mêler, s’il le voudra et comme il le voudra, compassion, solidarité, pensée, admiration, reconnaissance, compréhension et tristesse infinie.

Tapey, Rigzen Phuntsog, Tsewang Norbu, Lobsang Kelsang, Lobsang Konchok, Kelsang Wangchuk, Choephel, Kayang, Norbu Damdrul, Tenzin Wangmo, Dawa Tsering, Palden Choetso, Tenzin Phuntsog, Tsultrim, Tennyi, Sonam Wangyal, Lobsang Jamyang, Sonam Rabyang, Rigdzin Dorje, Tenzin Choedron, Lobsang Gyatso, Dhamchoe Sangpo, Nangdrol, Tsering Kyi, Gepey, Jamyang Palden, Losang Tsultrim, Sonam Thargyal, Lobsang Sherab, Chime Palden, Tenpa Thargyal, Choephak Kyab, Sonam, Rinchen, Dorjee Tsetin, Dargye, Rikyo, Janphel Yeshi et quelques autres dont les noms ne sont pas parvenus jusqu’à nous.

Reconnaître la dignité politique et humaine de ces immolations n’est pas les encourager. C’est accepter d’en porter sa part de responsabilité politique. L’immolation, comme le dit le leader bouddhiste vietnamien Thich Quang Do dans un message envoyé au Dalaï-lama et au peuple tibétain : «(…) est un geste tragique et extrême, un geste qui devrait être évité à tout prix. Mais il y a des moments où ce geste ultime, celui d’offrir son corps comme torche de la Compassion pour dissiper les ténèbres et l’ignorance, est le seul recours possible. »

De leur côté, face à la violence de Pékin, les autorités tibétaines en exil peinent à rompre avec une tendance à l’autocensure enracinée par des décennies de tentatives d’établir coûte que coûte un réel dialogue en vue de l’ouverture de véritables négociations sino-tibétaines. Ajoutons tout de suite que tout les poussait à cette modération sans freins. A commencer par les gouvernements des pays démocratiques qui s’étaient commodément persuadés que les réformes économiques amèneraient inéluctablement la Chine à basculer dans la démocratie et l’Etat de droit.

Nonviolence

Mais il y a, derrière cette retenue ou cette autocensure des autorités tibétaines en exil, autre chose qui nous amène directement à la question de la nonviolence comme instrument de lutte politique. Problématique d’autant plus difficile que la prégnance du bouddhisme, philosophie vue comme fondamentalement non-conflictuelle par le leadership religieux tibétain, favorise une confusion entre les valeurs morales qu’elle sous-tend, dont notamment une vision pacifique des relations humaines, et la nonviolence comme méthode d’action politique. Cet amalgame entre pacifisme et nonviolence est également alimenté par des groupes et associations se réclamant de Gandhi qui ont, consciemment ou non, largement expurgé la nonviolence gandhienne de sa dimension politique au profit des aspects plus religieux et des pratiques de vie du Mahatma ainsi que par la superficialité qui entoure la question de la nonviolence comme méthode d’action politique dans le monde des démocraties, y compris dans le secteur académique.

Les Tibétains du Tibet n’ont pu donc se référer à une approche nonviolente organisée chez leurs compatriotes réfugiés en Inde, aux USA et en Europe. Ils n’ont pu, non plus, trouver dans le leadership tibétain en exil des exemplifications d’actions nonviolentes qui auraient pu accompagner ses appels en ce sens. Aussi légitime que soit la prudence des autorités tibétaines en exil relativement à la question extrêmement sensible de la santé du Dalaï-lama, y compris dans la dimension de sa succession (dont on a toutes les raisons de craindre qu’elle fasse l’objet des mêmes manipulations par Pékin que celles qui ont marqué la succession du Panchen-lama 4), cette prudence ne constitue pas une réponse satisfaisante à la question du non recours à la nonviolence politique organisée par le gouvernement tibétain en exil et, avec lui, de tous ceux qui de par le monde soutiennent le combat pour la liberté et la démocratie au Tibet et en Chine. D’une part parce que des actions nonviolentes emblématiques étaient possibles, même pour le Dalaï-lama, quoi qu’ait pu en penser son entourage, d’autre part parce que d’autres personnalités au sein du gouvernement et du parlement tibétains en exil jouissaient de la notoriété et du charisme nécessaires pour entraîner le mouvement, charisme et notoriété qui n’auraient pu en ressortir que renforcés.

Ces considérations ne valent pas pour les Tibétains de l’intérieur. Contrairement à Gandhi et à son mouvement qui affrontaient un pouvoir britannique dont la référence est constamment restée, en dépit de dérapages, la démocratie et l’Etat de Droit, au Tibet, la violence de l’oppression de Pékin est telle qu’elle limite sérieusement l’éventail des initiatives nonviolentes, sanctionnant la moindre manifestation de dissension – la détention d’une photographie du Dalaï lama par exemple – de condamnations extrêmement lourdes. Pourtant c’est dans ce contexte là que depuis des décennies, de simples moines, nonnes ou laïcs, souvent très jeunes, affrontent avec la seule arme de la nonviolence le pouvoir impérial et totalitaire. Ils en payent, immanquablement, le prix fort. Des années de prison dans des conditions inhumaines comme en attestent de nombreux rapports et les récits de personnes qui y ont survécu 5.

Mais l’extrême diversité des situations – un Tibet soumis à une répression féroce d’une part et une opinion publique internationale relativement sensible et ouverte à la cause tibétaine d’autre part -, aurait dû constituer un argument supplémentaire en faveur d’une mobilisation nonviolente déterminée dans tous les pays démocratiques. D’autant plus que des initiatives extrêmement courageuses se multipliaient au Tibet même avec un fort impact en Occident. On se souviendra notamment des manifestations de 1990 dans les rues de Lhassa des nonnes plus tard appelées les « nonnes chanteuses » sanctionnées par de très lourdes condamnations et le pesant alourdissement de leurs peines suite à la diffusion dans le monde entier de leurs chants de résistance enregistrés clandestinement en prison. D’autant plus que durant les années 90 en Europe, aux Etats-Unis, au Japon, en Inde et ailleurs, de premières initiatives nonviolentes et de solidarité voyaient le jour : des milliers de personnes ont ainsi jeûné en faveur de la libération du Panchen-lama, des centaines de maires ont hissé le drapeau tibétain sur le fronton de leur commune les 10 mars, jour anniversaire de l’insurrection de Lhassa, des manifestations d’une certaine ampleur ont eu lieu dans plusieurs capitales européennes. Pourtant cette mobilisation marqua le pas.

Des négociations à tout prix

L’explication la plus vraisemblable à l’étouffement de cette mobilisation croissante doit être recherchée du côté de la tentative par les autorités tibétaines en exil de relancer des négociations avec Pékin, après la rupture, en 1993, par les autorités chinoises de toutes les voies de communication officielle avec Dharamsala 6. Les négociateurs tibétains, emmenés par Lodi Gyari 7, éminence grise du gouvernement tibétain en exil et un des principaux artisans de la politique de négociations à tout prix, ont dû, selon toute vraisemblance, satisfaire à une précondition des autorités chinoises : sinon éteindre le feu de la mobilisation mondiale montante, tout au moins la circonscrire au mieux. En particulier – mais pas seulement – les autorités de Pékin ne pouvaient tolérer la mobilisation croissante autour du drapeau tibétain, symbole, à leurs yeux, de l’existence historique et politique du Tibet.

Dès 1997, la mobilisation s’essouffle. La manifestation européenne de Genève de mars est un demi-succès, la campagne des drapeaux tibétains stagne, les initiatives dans les parlements s’enlisent, … En juillet 2000 les autorités tibétaines en exil accueillent par un silence poli la résolution du Parlement européen 8 invitant à la reconnaissance internationale du gouvernement tibétain en exil si, dans un délai donné, les négociations sino-tibétaines ne montraient pas de progrès significatifs.

Aussi importante soit-elle, l’impasse de la question sino-tibétaine ne se résume évidemment pas à cette question de méthode. Des questions de fonds restent incontournables. En particulier deux d’entre elles.

La première renvoie directement au statut futur du Tibet et à sa réalité historique. Si les autorités tibétaines en exil se sont dites prêtes à accepter un statut de réelle autonomie du Tibet à l’intérieur de la Chine, elles ont toujours souligné qu’elles ne pouvaient accepter, car contraire à la vérité, que le Tibet avait toujours fait partie de la Chine. Ainsi le Dalaï-lama : « Nous ne parlons pas d’indépendance. Donc si je ne parle que d’une partie du Tibet, ce n’est pas correct. Je me bats pour les droits mentionnés dans la constitution [de la Chine]. Il faut donner des droits égaux sur le plan de la culture et des traditions à la totalité du Tibet » 9. L’implication politique de ce « rappel » n’est évidemment pas sans conséquence. Il souligne que le Tibet était effectivement indépendant, qu’il a effectivement été envahi par la Chine en 1950 et, plus problématique encore pour la partie chinoise, il implique qu’un Tibet autonome à l’intérieur de la Chine devrait recouvrir l’ensemble du territoire tibétain et non la seule région autonome du Tibet 10 telle que créée par la République Populaire, région autonome qui ne recouvre que la moitié du territoire tibétain.

D’un régime totalitaire à un pouvoir totalitaire

La seconde question de fonds renvoie à la nature du système politique chinois. La Chine a été un régime totalitaire. Elle ne l’est plus. Le parti qui, avec le « grand bon en avant » et, plus encore, avec la « révolution culturelle » avait assis son « monopole idéologique » et son « monopole social » 11, a, avec la disparition de Mao, l’élimination ensuite de la « bande des quatre » et l’avènement de Deng Xiaoping, opéré, à l’image de Khrouchtchev, le cheminement inverse de celui réalisé par Staline avec l’extermination des Koulaks et les grandes purges : d’un système qui pénétrait la société toute entière, le parti guidé par Deng se contente de la contrôler et de la comprimer. Nous en sommes toujours là aujourd’hui. Quoiqu’en disent de nombreux observateurs occidentaux, le pouvoir reste bien un pouvoir totalitaire. Il ne tolère aucune opposition. Ce qui ne veut pas dire que le parti n’abrite pas en son sein des réformateurs convaincus. On se souvient de Hu Yaobang et de Zhao Ziyang. Mais ces réformateurs ont été, à chaque fois, éliminés ou neutralisés au nom de la stabilité. Stabilité de la Chine si l’on s’en tient au discours des hiérarques communistes, stabilité du pouvoir totalitaire dans les faits. La récente éviction de Bo Xilai, membre du Comité central, est du même ordre. Hanté par le spectre de la révolution culturelle, le pouvoir totalitaire ne peut pas non plus tolérer un glissement vers un populisme qui risquerait de le ramener à une situation où même les tenants du pouvoir ne sont plus à l’abri d’une épuration voire d’une élimination pure et simple.

« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » 12

L’appréhension de la question tibétaine requiert donc, en premier lieu, de bien nommer les choses. Des faits semblent indiquer que les lignes sont peut-être en train de bouger. En Chine, certainement, où, en dépit de la censure, de nombreux internautes rivalisent de fantaisie, de prudence et d’intelligence pour dénoncer le pouvoir totalitaire. A Dharamsala d’où le Dalaï- lama a récemment déclaré que « la politique de la République Populaire de Chine au Tibet, avec son « régime totalitaire, aveugle et irréaliste » était la grande responsable de cette vague d’immolations au Tibet. » 13Dans les sphères économiques occidentales également où l’on prend conscience que le spectaculaire développement économique chinois n’a pas entraîné un développement et un enracinement de l’Etat de Droit. Que du contraire. De nombreuses entreprises occidentales implantées en Chine, désormais concurrencées par des sociétés chinoises ne sont plus considérées comme utiles par le système et sont donc désormais pesamment discriminées. Au point que nombre d’entre elles envisagent de se délocaliser.

Même si elle est contestée par certains au Tibet et dans la diaspora, il faut continuer – pour un temps à déterminer – à promouvoir la voie médiane prônée par le Dalaï-lama : très large autonomie du Tibet dans ses frontières historiques, garantie de retour au Tibet pour le Dalaï-lama et tous les exilés tibétains qui le souhaitent, réduction drastique de la présence militaire chinoise au Tibet, arrêt total de tout transfert de population chinoise (han) au Tibet, …

N’en déplaise aux autorités chinoises, cette proposition du Dalaï-lama ne relève pas seulement du réalisme politique et du sens du compromis. Ce qui est en soi déjà énorme. Elle est aussi extrêmement généreuse : le leader d’un pays envahi, occupé depuis plus de soixante ans, où la répression a fait des dizaines de milliers de victimes, un pays discriminé économiquement par la puissance occupante, dont les habitants ont vu leurs traditions et religion violemment réprimées, accepte de faire partie, sous certaines conditions, du pays envahisseur !

Tel est le pas – considérable – des Tibétains en direction de Pékin. Ils n’ont donc rien à démontrer, rien à justifier. Toutes les accusations de séparatisme, d’indépendantisme, de connivence avec des puissances étrangères, de complot contre-révolutionnaire ne sont pas des arguments politiques mais les expressions de la pire mauvaise foi dont tous les régimes communistes ont toujours usé pour dénigrer, nier, duper, gagner du temps et préserver leur pouvoir et leurs privilèges.

Dans de telles conditions, aucune rencontre entre les deux parties n’apparaît souhaitable tant que les autorités chinoises n’auront, à leur tour – et finalement – décidé de faire, elles aussi, un pas significatif démontrant leur volonté réelle de dialogue, en intégrant dans la province autonome du Tibet tous les territoires tibétains qui ont été annexés aux provinces chinoises du Qinghai, Sichuan, Yunnan et Gansu.

Le Dalaï-lama, combien de divisions ?

Tout pouvoir communiste est violent. A l’encontre des populations qui en sont victimes. C’est une évidence. Mais aussi en son sein. Où, exemptés de toute possibilité d’être jugés par des électeurs libres, par des adversaires politiques libres ou par une presse libre, ses membres sont libres de recourir aux dogmes, aux procès d’intention et aux intimidations pour casser leurs adversaires internes.

En l’absence d’un basculement du pouvoir totalitaire chinois dans la démocratie et l’Etat de Droit, seuls d’éventuels coûts substantiels en termes d’image et de prestige internationaux peuvent amener le leadership chinois à revoir sa position sur la question du Tibet. Tous les appels des gouvernements occidentaux – souvent entre la poire et le fromage – au dialogue et au respect des droits fondamentaux ont, depuis belle lurette, cessé d’impressionner les hiérarques communistes chinois.

Les communistes au pouvoir ont la triste habitude d’être forts avec les faibles ou, plus exactement, avec ceux qu’ils estiment tels. Les communistes chinois ne font pas exception. Pour eux, la générosité et le sens du compromis du Dalaï-lama ne sont que des signes de faiblesse. Ils se sont trompés. Et ils continuent à se tromper. Les Tibétains ont déjà gagné la bataille du temps. Ils sont plus que jamais conscients de leur identité. Reste à organiser cette force de la vérité en un véritable satyagraha gandhien.

Pour la reconnaissance du gouvernement tibétain en exil

Si l’objectif à atteindre reste l’autonomie substantielle du Tibet, il faut lui donner un nouvel élan, une nouvelle force, une nouvelle méthode d’action en mesure d’amener les autorités chinoises à comprendre qu’elles ont, elles aussi, intérêt au compromis.

A cette fin je ne vois d’autre voie que de repartir de la résolution du Parlement européen de 2000 en faveur, cette fois, d’une reconnaissance immédiate du gouvernement tibétain en exil. Afin d’éviter les chantages aux investissements et autres pressions économiques et politiques dont les autorités chinoises sont coutumières, il serait sans doute opportun de promouvoir la création d’un groupe de pays amis du Dalaï-lama et du Tibet qui s’engageraient à procéder conjointement et simultanément à cette reconnaissance. Outre les Etats-Unis, le Canada, l’Australie, l’Union européenne et ses 27 Etats membres, il serait de toute première importance que l’Inde, le Japon, la Turquie, le Brésil, l’Afrique du Sud, l’Argentine, le Mexique et, plus généralement, tout pays démocratique intéressé, se joignent à l’initiative.

Des âmes sensibles penseront qu’un tel objectif équivaut à une déclaration de guerre à la Chine. Sauf que personne ne songe à déclarer la guerre à la Chine. Le contraire est moins sûr. Que l’on pense, évidemment, à l’annexion du Tibet en 1950, à l’invasion et l’occupation du Turkestan oriental en 1949, à la guerre contre l’Inde en 1962 et à l’annexion de l’Aksai Chin, à l’invasion des îles Paracel en 1974, à l’invasion et l’occupation en 1978 et 1988 de deux îles vietnamienne et taïwanaise de l’archipel des Spratleys, aux revendications sur les îles japonaises de Nansei ou sur l’atoll philippin de Scarborough ou aux incursions dans l’Arunachal Pradesh.

Certes, les autorités chinoises crieront comme des orfraies. Elles nous taxeront d’ingérence intolérable dans les affaires d’un Etat souverain, voire – jamais effrayées par leurs propres contradictions – d’impérialisme. De toutes façons l’invective leur tient lieu de politique. Comme à l’accoutumée, elles pourront compter sur le soutien indéfectible de ces fins esprits qui continuent, chez nous, à considérer que « parler d’invasion (du Tibet) en 1959 pour qualifier un événement à l’intérieur de la révolution chinoise est aberrant. » 14 et que le projet du Dalaï-lama est « un projet théocratique, autoritaire, ethniciste, dangereux pour la paix » 15. Il faudra que nous continuons, imperturbables.

Le temps presse

Comme nous l’ont rappelé dramatiquement celles et ceux qui se sont immolés au Tibet, le temps presse. Miser sur le basculement de la Chine dans la démocratie, aussi souhaitable et attendu soit-il, serait pour le moins hasardeux. Les bénéficiaires du pouvoir totalitaire sont nombreux. 60 % de l’économie est toujours aux mains de l’Etat, donc du parti et de ses 80 millions de membres. Avec tout ce que cela comporte en termes de prébendes et d’avantages de toutes sortes. L’armée et les différents services de sécurité sont choyés par un pouvoir totalitaire qui bien plus que remplacer le « règne du parti » par le « règne de la loi » 16 semble s’orienter vers une exaltation du sentiment national et un durcissement de la répression intérieure.

Que faire ? Et comment ?

Un objectif – une réelle autonomie pour le Tibet ; une stratégie – la reconnaissance du gouvernement tibétain en exil. Avec quels instruments politiques ? Il n’y a pas de miracle. Un travail capillaire et systématique pour que les parlements des pays démocratiques adoptent des résolutions qui demandent à leur gouvernement respectif de reconnaître le gouvernement tibétain en exil, pour que la Commission européenne soutienne financièrement Radio Free Tibet et pour qu’elle finance une version de celle-ci en mandarin. Une campagne de grande ampleur en direction des municipalités de ces mêmes Etats les invitant à décider à hisser de façon permanente le drapeau tibétain jusqu’à la reconnaissance du gouvernement tibétain en exil, à parrainer une ville ou un village tibétain 17, à rebaptiser une place ou une artère centrale en place ou avenue du Tibet. Rêvons un instant que les Parisiens rebaptisent la place de la Concorde en place du Tibet, les Bruxellois la rue de la Loi, où siègent les institutions européennes et le gouvernement belge, en avenue du Tibet, les Romains la via del Corso, artère centrale de Rome, en Corso Tibet, … Avec, en appui, des initiatives nonviolentes « classiques » : manifestations, sit-in, rassemblements, expositions, marches, jeûnes, grèves de la faim, … Rien de nouveau donc. Si ce n’est – et ce n’est pas peu – le rassemblement d’une multitude d’énergies dispersées dans ce que le mahatma Gandhi a appelé un satyagraha, un mouvement fondé sur la force de la vérité, réuni dans une campagne internationale coordonnée par le gouvernement tibétain en exil.

Tout cela risque d’être difficile. Long. Ardu. Il faudra convaincre parlementaires et ministres que la photo avec le Dalaï-lama et la cérémonie de la khata 18 ne suffisent pas. Qu’il leur faudra mouiller leur chemise, prendre des risques, se voir reprocher de perdre leur temps à soutenir une cause perdue. Quant au gouvernement tibétain en exil, il ne pourra plus se contenter de dire « faites ce que vous pouvez » mais devra expliciter ses revendications et demander un soutien concret. Mais le défi est majeur, il dépasse et transcende la question tibétaine : rien moins que faire pénétrer la force de la vérité et du droit au cœur d’un pouvoir totalitaire. Relever ce défi serait une belle manière d’honorer celles et ceux qui, par leur immolation, tentent de faire triompher la vérité.

 

Email to someoneShare on Facebook0Google+0Share on LinkedIn0Tweet about this on Twitter0share on Tumblr

Notes:

  1. Jan Palach, né le 11 août 1948, étudiant en Economie, s’est immolé par le feu à Prague le 19 janvier 1969 pour protester contre l’invasion de son pays par l’Union soviétique. Il est mort trois jours plus tard. Un autre étudiant tchèque s’immola par le feu : Jan Zajic le 25 février 1969. Quelques mois plus tôt Ryszard Siwiec, un Polonais, professeur et père de cinq enfants s’était immolé à Varsovie le 8 septembre 1968 en protestation contre la « normalisation » tchécoslovaque. Quelques années plus tard, le 14 mai 1972, Romas Kalanta, lituanien, s’immola à Kaunas en signe de protestation contre l’oppression de l’occupant soviétique envers la langue et la culture lituaniennes.
  2. Message du leader bouddhiste Thich Quang Do au Dalaï-lama et au peuple du Tibet, Quême, 16 févier 2012 http://www.queme.net/fra/news_detail.php?numb=1775
  3. Au 15 juin 2012
  4. Gendhun Choekyi Nyima a été reconnu le 14 mai 1995 par le Dalaï-lama comme étant le 11° Panchen-lama. Trois jours plus tard il est porté disparu ainsi que sa famille. Ce n’est qu’un an plus tard que Pékin reconnut détenir le Panchen-lama « pour sa sécurité ». Pour la question complexe des relations entre le Tibet et la Chine, nous conseillons l’excellent ouvrage d’Anne-Marie Blondeau et Katia Buffetrille « Le Tibet est-il chinois ? », Albin Michel, Paris, 2002
  5. Parmi les récits, citons Le feu sous la neige, de Palden Gyatso (avec Tsering Shakya), Actes Sud, 1997 et L’insoumise de Lhassa, de Gyaltsen Drölkar, Les Moutons Noirs, François Bourin Ed., Paris, 2011
  6. Dharamsala (Inde), siège du gouvernement tibétain en exil
  7. Lobsang Sangay, le Kalon Tripa (premier ministre en exil), a accepté les démissions des envoyés spéciaux du Dalaï-lama (auprès des autorités chinoises), Lodi G. Gyari et Kelsang Gyaltsen. Elles sont devenues effectives le 1° juin 2012.
  8. Résolution du Parlement européen, 6 juillet 2000
  9. Chinese Scholars Discuss Tibet with the Dalai Lama, Wikipedia
  10. La région autonome du Tibet couvre 1.221.600 km² et a une population d’un peu plus de 3 millions d’habitants tibétains, le Tibet historique couvre 2.500.000 km² et entre 5 et 6 millions d’habitants tibétains.
  11. Marcel Gauchet, A l’épreuve des totalitarismes 1914-1974, l’avènement de la démocratie, III, Ed. Gallimard, 2010
  12. Albert Camus, « Sur une philosophie de l’expression« , essai de 1944, paru dans « Poésie 44″ et concernant les travaux de Brice Parain sur le langage
  13. Déclaration de S.S. le Dalaï-lama, Radio Free Tibet, Dharamsala, le 14 avril 2012
  14. Pour Mélenchon, il n’y a jamais eu d’invasion du Tibet », Pierre Haski, Rue 89, 9 avril 2008
  15. « Un projet théocratique, autoritaire, ethniciste, dangereux pour la paix », Le blog de Jean-Luc Mélenchon, 24 avril 2008
  16. iHu Dehua, cité par Brice Pedroletti, Le Monde, 13-14 mai 2012
  17. xviiFrance-Tibet www.tibet.fr/
  18. La khata est une écharpe de félicité généralement en soie et de couleur blanche chez les Tibétains. Lorsqu’elle est présentée à un lama celui-ci la restitue.

6 thoughts on “Honneur aux immolés tibétains

  1. http://tibetparaomundo.blogspot.com.br

    —– Original Message —–
    From: F. Marcondes Velloso
    To: His Holiness the Dalai Lama
    Sent: Friday, March 11, 2011 9:00 AM
    Subject: To His Holiness the Dalai Lama …

    « Give me your tired, your poor / Your
    huddled masses yearning to breathe
    free. / The wretched refuse of your
    teeming shore. / Send these, the
    homeless, tempest tossed to me, / I lift my
    lamp beside the golden door! »

    (Emma Lazarus, in « The New Colossus »,
    a sonnet written in 1883,
    that is now engraved on a bronze plaque
    on a wall in the base of the Statue of Liberty.)

    To His Holiness the Dalai Lama:

    Time call us to go to the International Court of Justice. This is the only possible way, and place, where we will have a real dialogue with China.

    We are talking about the most important judicial organ at the United Nations, this Peaceful Palace located at the heart of the peaceful city of Hague in the Netherlands. The only capital in the World, known for its history in peaceful international settlements, for territorial and boundary disputes.

    The Buddhist religion and philosophy plays a prominent role in the spiritual, cultural and social lives of most of the Eastern world, therefore, the Tibetan State cannot simply disappear!

    With that in mind, now is time to constitute a team of experts in International Public Law. The best possible team, to claim and demand for Justice, which means a repossession claim of the Tibetan territory, to bring back His Holiness the Dalai Lama and his people to a Free Tibet and, consequently, the prompt reinstatement of his possession, further declaring that the continued presence of China in Tibet will be illegal and must be terminated as soon as possible.

    All the States Members of the United Nations should refrain any acts that implies the recognition and the legality of China’s presence in the Tibetan territory, and that such regulation should also be extended to all the States, which are not Members of the United Nations, contributing in action to the subsequent independence of Tibet.

    It’s time for the International Community to stop, once and for all, the genocide of an entire Nation. The Peaceful State called Tibet.

    São Paulo, the 14th of March, 2011

    Yours sincerely,

    Flávio Marcondes Velloso, professor
    Rua Vigário Martiniano, 145
    12501-060 Guaratinguetá, SP, Brazil
    Member of Colegiado Buddhista Brasileiro

    Heródoto Barbeiro, professor, journalist
    São Paulo, SP, Brazil
    Member of Colegiado Buddhista Brasileiro

    Dr. Miguel Pereira Neto, lawyer
    São Paulo, SP, Brazil
    Able to go to the Court by himself just for the cause

    PS:

    As His Holiness has said, only the dialogue will solve that question and it can no longer wait for a good faith dialogue coming from China. It is an absolute reality that no dialogue would be possible at this time without the presence of an International Court of Justice, as mentioned above. Regardless, this is an action that only TIBET can do it! No one can do it in its place!

    After all this, Tibet could be considered a Humankind World Heritage by the United Nations, and begin to shine with dignity and self-existence.

    FMV
    http://tibetparaomundo.blogspot.com.br/

  2. Merci pour vos trois courageux articles en l’honneur des immolés tibétains. Le Dalai-lama a déjà alerté le monde du « génocide culturel » perpétré depuis un demi-siècle par la Chine contre son peuple. Mais devant la surdité et l’aveuglement obstiné des démocraties, on peut craindre que dans moins d’une génération, le terme « culturel » restera un luxe car il n’y aura plus ni Tibet ni Tibétains ! Pour votre information je vous signale ma récente « Lettre ouverte aux Chinois de bonne volonté » parue dans la revue « Eglises d’Asie » (Paris 29 mai 2012) : http://eglasie.mepasie.org/asie-du-sud-est/vietnam/pour-approfondir-reflexions-d2019un-vietnamien-aux-chinois-de-bonne-volonte
    Je souhaite approfondir nos échanges sur ce vaste sujet, merci de me communiquer votre adresse email.

  3. article remarquable avec des propositions concrètes pour tenter de faire évoluer la triste situation au tibet. il faudrait essayer de former un comité d’action en europe pour effectuer un lobby en faveur de ces mesures et actions

Répondre à olivierdupuis Annuler la réponse.

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *