Un autre chemin vers une politique européenne de sécurité (2)

Le HuffingtonPost, 26 septembre 2012, Presseurop, 4 octobre 2012, Libertiamo, 5 octobre 2012

Commençons par écarter le postulat selon lequel la politique européenne de sécurité et de défense devrait se construire à partir de « l’acceptation par leurs partenaires (du) leadership (français et britannique) dans ce domaine ». 1 Les avancées dans le processus européen d’intégration ne se sont jamais produites sur cette base. Non que les « petits » Etats membres ne reconnaissent le « poids » des « grands », mais la force du mécanisme d’intégration communautaire a été, précisément, d’articuler ces différences, en permettant à chacun, « petits » et « grands », de trouver pleinement leur place.

Repartons donc de Jean Monnet. Du Jean Monnet éminemment politique, doté d’une perception aigüe de l’opportunité et du possible et d’un profond sens des institutions. C’est d’abord à lui que nous devons l’architecture institutionnelle qui a été l’élément déterminant du succès de l’aventure communautaire. Car aujourd’hui, comme le rappelle opportunément Pascal Lamy, « le retour à la méthode communautaire n’est pas (…) une question de philosophie institutionnelle ; il s’agit simplement d’être suffisamment pragmatique pour regarder dans le passé ce qui a marché et ce qui n’a pas marché. » 2

Si, plus encore que la monnaie, la défense touche au cœur des prérogatives régaliennes des nations, laissons donc à l’Otan et aux Etats membres la défense au sens strict, y compris la question de la dissuasion nucléaire, et concentrons-nous sur ce qui fait déjà l’objet d’un consensus au sein de l’Union : « à l’Europe incombent les missions de Petersberg (maintien de la paix, imposition de la paix et missions humanitaires) et à l’Otan (et donc aux Etats membres) le maintien des équilibres stratégiques. » 3

Armée unique versus armée commune

Un peu comme les Britanniques avaient prôné la création d’une monnaie commune (en lieu et place d’une monnaie unique), il ne s’agirait pas de fusionner les armées (ou parties de celles-ci) des différents Etats-membres – ce que plus personne d’ailleurs n’ose envisager depuis la faillite de la CED (Communauté Européenne de Défense) en 1954 -, mais bien de créer, ex novo, aux côtés des armées nationales, une armée européenne commune. Avec son état-major, son système de recrutement, ses écoles militaires, ses bases militaires, ses organes de renseignement, …

Si l’on part de l’hypothèse d’une coopération renforcée 4 à laquelle adhéreraient initialement dix pays membres (Allemagne, Belgique, Bulgarie, Espagne, France, Grèce, Italie, Pays-Bas, Pologne, Portugal) transférant 0,2 % de leur PNB – soit de 8 à 20 % de leurs budgets de la défense respectifs 5 – de leur défense nationale vers l’armée européenne commune, le budget annuel de celle-ci s’élèverait à près de 18 milliards d’euros 6. Si, dans la ligne de récentes déclarations du Président Hollande pour qui « nous devons concevoir l’Europe à plusieurs vitesses, chacun venant à son rythme, prenant ce qu’il veut dans l’Union, dans le respect des autres pays. » 7, on privilégie une Europe polymorphe, rien n’interdit de pouvoir convaincre les Britanniques. Dans ce cas, le budget de l’armée commune serait de plus de 21 milliards d’euros, soit l’équivalent de la moitié du budget actuel de la défense française. Ce qui n’est pas peu si l’on considère que ces moyens devraient être, pour l’essentiel, consacrés à la projection de forces.

L’organe crée la fonction

Un instrument militaire commun obligerait les Etats membres à délibérer et décider ensemble de la participation ou non aux missions de maintien ou de rétablissement de la paix et sur les modalités de celles-ci. Il contribuerait de ce fait, contrairement à ce qu’affirme la spécialiste de la politique de défense Nicole Gnessoto 8, à définir une politique étrangère commune. Car, si comme le rappelle Pascal Lamy « la fonction ne crée pas l’organe dans ces domaines» 9, on peut par contre raisonnablement penser que l’organe (et le pouvoir d’agir qu’il implique) contribuerait à créer la fonction (la politique étrangère et de sécurité).

En outre, cet instrument commun d’intervention amènerait les Etats participant à définir ensemble les qualifications techniques des armements nécessaires à l’armée commune et, par effet d’entraînement, pour partie de ceux des armées nationales. Cela permettrait également aux Etats-membres de financer des programmes qu’ils ne sont plus en mesure d’assumer seuls – Grande-Bretagne et France y compris – ni même au travers de coopérations bilatérales. Enfin l’armée commune permettrait aux armées nationales des Etats participant de bénéficier de services qu’elles ont de plus en plus de difficultés à se procurer seules (capacités d’observation et de communication satellitaires, protection contre les menaces bactériologiques, chimiques, nucléaire 10, groupes aéronavals, renseignement, …)

Si l’approche est « communautaire », la responsabilité politique de l’organisation et du fonctionnement de cette armée devrait être toute entière dévolue au Président de la Commission européenne et à un commissaire à la sécurité et à la défense. Il leur appartiendrait de décider de l’opportunité d’engager ou non l’armée commune dans des opérations de maintien ou de rétablissement de la paix. Cette décision serait soumise à la double approbation des membres du Parlement européen et du Conseil (des Ministres des Affaires étrangères) des pays participant à la coopération renforcée. Par l’entremise du Conseil, les Etats membres – et en particulier les plus peuplés d’entre eux – conserveraient une bonne maîtrise arithmétique et une très bonne maîtrise politique de la décision du recours à la force.

Cette armée commune serait intégrée à l’Otan en tant que réserve stratégique selon des modalités à définir avec l’ensemble des membres de l’Organisation atlantique. La coopération renforcée serait ouverte à tous les pays de l’UE membres de l’Otan ou, mieux, à tous les pays de l’Union qui acceptent que cette armée commune soit partie intégrante de l’Otan.

Une Window opportunity 

D’aucuns estimeront que l’Union européenne a d’autres chats à fouetter en ces temps de crise. C’est faire bien peu de cas de ce que la création d’une telle armée européenne commune pourrait apporter en termes de crédibilité politique au projet européen dans son ensemble, y compris donc auprès des acteurs économiques.

Par ailleurs le budget de l’Union serait, d’un seul coup, majoré de plus de 20%. L’armée commune permettrait également de tenir compte des effets centripètes en termes de développement économique résultant de la création de la monnaie unique, en investissant les pays du sud des principales infrastructures nécessaires. Ainsi, les groupes aéronavals pourraient être opportunément basés à Thessalonique, à Porto (Leixoes) et à Bourgas tandis que la force d’action rapide de 50.000 hommes pourrait l’être dans le centre ou le sud de l’Espagne, dans l’aéroport flambant neuf et déjà désaffecté de Ciudad Real par exemple.

Avec Angela Merkel, la chancelière allemande, Wolfgang Schaüble, l’homme fort de son gouvernement, le président français François Hollande, Giorgio Napolitano, le président italien, Mario Monti, Donald Tusk et Mariano Rajoy, les premiers ministres italien, polonais et espagnol, … rarement l’Europe aura vu la conjonction d’autant de personnalités de premier plan aux convictions européennes aussi affirmées. Si l’on y ajoute un premier ministre britannique connu pour son pragmatisme, il y a certaines raisons de croire que le moment est propice. La fenêtre de tir est néanmoins étroite. Des élections législatives auront lieu au printemps prochain en Italie, puis ce sera le tour de l’Allemagne, … La question est évidemment complexe. Mais, comme a dit Winston Churchill en d’autres temps particulièrement difficiles pour l’Europe : « Don’t argue the matter. The difficulties will argue for themselves. » 11

Tout ça nous a mené bien loin de la tragédie en cours en Syrie. Sans doute. Car quand bien même l’Europe déciderait – finalement – de prendre à bras-le-corps la question de sa politique de sécurité, il faudrait du temps avant que celle-ci ne devienne opérationnelle. Certes. Il reste que l’on peut raisonnablement penser que cette assomption européenne de responsabilité pourrait avoir des effets immédiats sur ces pays qui aujourd’hui bloquent toute initiative en faveur d’une action de la communauté internationale pour arrêter la politique mortifère du régime syrien.

 

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Notes:

  1. « L’Europe reste le principal partenaire des Etats-Unis mais doit affronter deux défis », Yves Boyer (FRS), LeMonde.fr, 19 janvier 2012
  2. « Pourquoi l’euro », interview de Pascal Lamy par Sandra Desmettre et Henri Busson in L’Europe après la crise, Regards croisés sur l’économie, La Découverte, numéro 11, juin 2012
  3. « Les bénéfices prévisibles d’un désengagement américain », Jean-Jacques Roche (ISAD), LeMonde.fr, 19 janvier 2012
  4. Selon l’article 329 § 2 du Traité ou mieux, afin d’introduire dès le départ la codécision Conseil/PE, en modifiant le traité en supprimant dans l’article 329 §1 « et de la politique étrangère et de sécurité commune » et en supprimant le § 2 du même article
  5. Source : SIPRI
  6. Source : Eurostat
  7. Déclaration du Président François Hollande in « M. Hollande en visite cordiale à Londres », Le Monde, 12 juillet 2012
  8. « Avoir une politique de défense commune mais aucune politique étrangère commune ne servirait strictement à rien. » Nicole Gnesotto in « Quelle Europe de la défense après le sommet de l’Otan de Lisbonne et le traité franco-britannique », in L’Union européenne face aux crises : quelles réponses, Armand Collin Ed. 2011
  9. « Pourquoi l’euro », interview de Pascal Lamy par Sandra Desmettre et Henri Busson in L’Europe après la crise, Regards croisés sur l’économie, La Découverte, numéro 11, juin 2012
  10. Claude-France Arnould, « Quelle Europe de la Défense après le sommet de l’Otan » in L’Union européenne face aux crises : quelles réponses, Armand Collin 2012
  11. Winston Churchill, note de mai 1943 sur la construction du port Mulberry B d’Arromanches. « Ne discutez pas de la question. Les difficultés elles-mêmes vont constituer des arguments. » (notre traduction)

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