Défense européenne : contours d’un compromis

Strade, 2 octobre 2015, Le HuffingtonPost.fr, 2 octobre 2015, European Sotnia, 9 octobre 2015

Ne boudons pas notre plaisir. Le vigoureux plaidoyer d’Alain Juppé au mois de juin 2015 en faveur d’une Europe de la Défense constitue un tournant. Pour la première fois depuis longtemps un homme politique français de tout premier plan souligne la nécessité de passer « du projet à l’impératif » 1.

A un moment où un grand Etat européen, la Russie, renoue avec les pratiques que l’on espérait révolues en Europe, de la guerre d’agression, de l’annexion et de l’occupation par la force de territoires d’un Etat voisin, alors qu’une guerre d’une violence inouïe embrase deux grands pays du Moyen-Orient, qu’une partie du Maghreb et du Sahel se transforme en sanctuaires de mouvements terroristes, cette prise de position est bienvenue. D’autant plus qu’une autre menace, plus insidieuse, pèse sur l’Europe, une lente et silencieuse scission des approches stratégiques de l’Allemagne et de la France.

D’un côté, comme l’a montré Justyna Gotkowska 2, « l’Allemagne va tenter de mettre en œuvre au sein de l’UE le « Framework Nations Concept » qui a déjà été mis en avant au sein de l’Otan. Dans ce cadre, l’Allemagne veut être le pays qui intègre les forces armées des partenaires plus petits du Benelux, de la région nordique-baltique et du groupe de Visegrad. ». Si un tel projet politique devait s’imposer, il équivaudrait à moyen terme à une vassalisation qui ne dit pas son nom par l’Allemagne d’une bonne partie de l’Europe du Nord et du Nord-est.

De son côté, la France poursuit depuis des lustres une politique peu lisible où la remise en question de la réintégration de la France dans le commandement intégré de l’Otan, voire la croyance dans une incompatibilité structurelle entre l’Otan et une politique de défense européenne commune, côtoient des initiatives bi- ou multi-latérales sans réels lendemains politiques. 3

Etat des lieux

Seuls deux pays de l’Union européenne sont encore en mesure de mener de façon autonome des opérations militaires de basse intensité : la France et la Grande-Bretagne. Dans les faits, un seul – la France – le fait encore : en Côte d’Ivoire hier, au Mali, en République centrafricaine, dans la bande sahélo-saharienne aujourd’hui avec l’opération Barkhane. Comme l’ont montré l’opération en Libye et celle, avortée, en Syrie, aucun pays de l’Union n’est plus en mesure de mener, sans le soutien des Etats-Unis et/ou de l’Otan, une opération de moyenne intensité. Quant aux opérations de haute intensité – l’agression russe en Ukraine est là pour nous le rappeler, si besoin en était -, la défense de l’Europe repose pour l’essentiel sur l’Otan.

Comme l’affirme le général Vincent Desportes, « il est aujourd’hui indispensable de se lancer dans la construction de l’Europe de la défense, en étant réaliste: tout ce qui s’est fait jusqu’à présent n’a produit que des résultats extrêmement limités. » 4 En d’autres termes, il faut changer de paradigme. Il faut que les Européens rompent avec l’approche coopérative et que, sur le modèle proposé par Jean Monnet, ils s’attellent ensemble à la construction d’un outil commun confié aux institutions communes : l’armée européenne récemment appelée de ses vœux par Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne. Repetita iuvant. Une armée commune. Et non pas une armée unique. Pour Ursula von der Leyden, la ministre allemande de la Défense, l’armée commune constituerait un horizon lointain, pour Alain Juppé, un horizon peu réaliste. L’horizon ne serait-il pas plutôt l’autonomie stratégique de l’Union et l’armée commune le point de départ du long cheminement vers cette autonomie ?

Otan versus Europe de la défense

S’il est bien une légende tenace, c’est celle de l’incompatibilité présumée entre l’Otan et une politique européenne de défense. Cette « vérité » rabâchée ne résiste pourtant guère à l’analyse des faits. Ainsi l’appartenance de la France à l’Otan, y compris depuis sa réintégration en 2009 dans le commandement intégré, n’a jamais empêché ce pays d’intervenir seul sur le continent africain. Pour quelle mystérieuse raison devrait-il en être autrement pour une armée commune européenne ? Pour quelle raison, par ailleurs, les Européens ne pourraient-ils négocier un statut ad hoc pour cette armée commune, comme, par exemple, celui d’une force de réserve de l’Otan qui n’intégrerait pleinement le commandement intégré qu’en cas de menace contre un ou plusieurs membres de l’Alliance (article 5 du Traité) ?

La question britannique

Il convient de se rendre à l’évidence. Les Britanniques traversent une phase aigüe de questionnement à l’égard de l’ensemble du processus d’intégration européenne. C’est d’abord à celui-ci que les Britanniques et les autres Etats membres de l’Union devraient tenter d’apporter une réponse qui ait comme objectif premier de donner du temps au temps. A court terme, il n’y a pas d’alternative à une réorganisation des institutions européennes qui permettent aux Britanniques et à ceux qui, comme eux, partagent la seule ambition du grand marché européen, de pouvoir trouver leur juste place au sein de l’Union. Il y aura déjà fort à faire pour que la quatrième liberté de circulation – celle des personnes, reste un des fondements de cette grande Europe. Il n’y a donc pas d’alternative à ce stade que celle de prendre acte qu’un projet de défense européenne commune va bien au delà de ce à quoi les Britanniques sont prêts aujourd’hui, et de préserver l’avenir en garantissant aux sujets de Sa Gracieuse Majesté qu’ils pourront s’y joindre à tout moment.

Réticences allemandes

La réticence des Allemands à intervenir militairement sur des théâtres extérieurs est une réalité incontournable. Penser pouvoir affronter cette problématique dans le cadre de coopérations intergouvernementales est, à court et moyen terme, illusoire. Il n’y a pas d’autres solutions que celle de modifier les données du problème, ce que permettrait une armée européenne commune, à la condition expresse que celle-ci soit conçue non pas comme l’addition de segments d’armées nationales, mais comme une armée composée de soldats européens, répondant aux institutions européennes. Une réelle européanisation de cet outil constituerait par ailleurs une protection efficace contre la fragilité de nombreux Etats membres face à l’épreuve du feu, le chantage ou les menaces (Srebrenica, Rwanda, Afghanistan, …).

Quant aux verrous institutionnels allemands, l’histoire de la construction européenne nous montre qu’ils ne pourront être débloqués que dans un cadre institutionnel européen. Une exigence qui n’est d’ailleurs pas seulement allemande. Contrairement à une certaine vulgate qui veut faire croire que les « petits » Etats membres exigent de peser du même poids que les « grands », la réalité européenne est bien la reconnaissance par les premiers des différences de « statut ». La vraie question reste la garantie d’une réelle participation de tous (même si différenciée), « petits » et « grands », au processus de prise de décision. Le mécanisme du vote à la double majorité (majorité des Etats et majorité des citoyens) le permet.

Une industrie européenne de la défense en danger

L’industrie européenne de la défense est encore largement 5 une galaxie d’industries nationales. Pour que l’Europe puisse conserver une industrie de défense autonome et performante, il n’y a d’autre voie que de favoriser la constitution de groupes industriels européens, en particulier dans les secteurs naval et aéronautique.

Ne pas le faire, c’est priver à plus ou moins brève échéance l’Union européenne et, par voie de conséquence, ses Etats membres, d’un savoir-faire dans des domaines où les Etats membres seuls ne sont plus en mesure d’allouer les ressources nécessaires (R&D en aéronautique militaire, cyber-guerre, …). Ne pas le faire, c’est aussi pérenniser au sein de certains Etats membres des mécanismes de socialisation des coûts et de privatisation des bénéfices 6, voire conforter l’existence de véritables « Etats dans l’Etat » et, par la même occasion, pérenniser l’existence de véritables bastions de résistance à tout projet d’intégration européenne.

Autonomie française

La question de la permanence de l’autonomie stratégique – ou, plus exactement, d’une certaine autonomie – de la France, non-dit remarquable, est sans doute le point le plus crucial dans le débat sur une défense européenne commune. Notre conviction est que la constitution d’une armée européenne commune est non seulement compatible avec la permanence d’une capacité d’intervention autonome de la France sur des théâtres extérieurs, mais qu’elle en est plus que probablement la condition. En mutualisant une partie des capacités de défense, souvent devenues insoutenables du point de vue financier et contestables du point de vue militaire 7, la France pourrait, dans le cas où ses partenaires européens ne souhaiteraient pas intervenir, maintenir voire renforcer ses capacités à mener seule des opérations de basse intensité.

Morale de l’histoire

Alain Juppé est à la fois trop et pas assez ambitieux. Trop quand il propose d’ « accepter la notion  »d’autonomie stratégique » pour l’Union » 8, alors qu’un premier segment d’autonomie stratégique constituerait déjà une véritable révolution. Pas assez quand il propose d’avancer en conservant la même méthode (intergouvernementale), celle-là même qui a conforté le vide stratégique de l’Union. Il n’y aura pas de défense commune sans une européanisation des grandes entreprises de défense et sans l’inscription de cette politique au cœur des institutions européennes. Mais il n’y aura pas non plus de défense européenne sans volonté politique forte, en premier lieu de la France. En ce sens les propos du maire de Bordeaux sont de première importance.

 

 

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Notes:

  1. « L’Europe de la Défense : du projet à l’impératif », Alain Juppé, Le Figaro, 26 juin 2015
  2. « Germany’s idea of a European army », Justyna Gotkowska, OSW, March 25, 2015
  3. Brigade franco-allemande, Appel de Saint-Malo, …
  4. « L’armée française n’a pas les moyens des missions qu’on lui confie », interview avec le général Vincent Desportes, Le Figaro, 13 juillet 2015
  5. Avec bien sûr des exceptions notables encore que partielles. MBDA dans le secteur des missiles (Allemagne, France, Italie), l’A400 dans le secteur du transport militaire (Allemagne, France, Espagne), Eurocopter (Allemagne, France, Espagne), et, en devenir, dans le secteur des véhicules blindés (Allemagne, France), …
  6. Dans le cas du Rafale, il s’agit d’une injection de fonds publics de l’ordre d’un milliard d’euros par an depuis une trentaine d’années sans parler des coûts de « promotion commerciale » assurée pour une bonne part par le Quai d’Orsay.
  7. La possession d’un seul groupe aéronaval (autour du Charles de Gaulle) en est un exemple emblématique quand on sait qu’il faut au moins trois groupes aéronavals (voir quatre aux Etats-Unis) pour que l’un d’entre eux au moins soit opérationnel.
  8. Alain Juppé, op. cit.

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