« Marcho Doryila », que la liberté entre avec toi

Interview de Mairbek Vatchagaev avec Olivier Dupuis

Kavkaz.Realii, rédaction Nord-Caucase de Radio Free Europe, 23 février 2017

En 2004, vous et vos collègues du Parti radical transnational avez amené le Parlement européen à se prononcer sur la question du génocide tchétchène perpétré en 1944 par le régime soviétique. Qui vous a aidé dans cette entreprise ?

Beaucoup d’amis, au Parlement européen bien sûr. Ignacio Sallafranca, un député espagnol du PPE et mon collègue radical Gianfranco Dell’Alba en premier lieu. Il y a eu aussi beaucoup de soutien de mes amis tchétchènes Oumar Khanbiev, Ilyas Akhmadov, Tina Ismailova, … de tous mes amis du Parti radical.

Quel était le message que cette résolution entendait envoyer à la communauté internationale ?

Que l’histoire est importante pour vivre le présent et pour construire le futur, a fortiori quand il s’agit de chapitres tragiques d’une histoire. Cela concerne bien sûr les victimes, en l’occurrence les Tchétchènes et les autres peuples déportés du Caucase ou les Tatars de Crimée, mais aussi les bourreaux, Staline et tous ceux qui ont participé, activement et passivement, à son entreprise totalitaire.

La résolution est historiquement importante pour le peuple tchétchène. Selon vous, que faudrait-il faire pour que ses recommandations soient réexaminées et acceptées par les Etats de l’UE ?

La décision du Parlement européen est importante en ce sens que pour la première fois, une institution « internationale » acte un fait politique et historique majeur jusque-là occulté ou nié. Cela s’inscrit dans le champ beaucoup plus vaste du combat des Tchétchènes pour leur dignité nationale et leur dignité tout court. Parmi eux, il y a tous ceux qui sont conscients de l’importance de préserver leur histoire et, donc aussi en ces temps troublés, de contrecarrer la politique en vigueur à Grozny et à Moscou qui a pour objectif de l’occulter voire de la déformer ou de la détruire. Dans différents pays de l’Union européenne des organisations tchétchènes collectent et mettent en lieu sûr documents, témoignages, photos, video, films, … sur l’histoire tchétchène et donc, bien sûr, sur la déportation de 1944. C’est à mes yeux très important.

En Tchétchénie, c’est pour des raisons évidentes beaucoup plus difficile voire extrêmement risqué comme en témoigne l’arrestation en 2014 et puis la condamnation à 4 ans de prison de Rouslan Koutaev qui s’était ému de la décision du pouvoir tchétchène de ne plus célébrer la fête nationale tchétchène le 23 février, date anniversaire de la déportation de 1944. C’est malheureusement une politique, celle de la destruction de l’histoire, qui sévit également en Russie comme en témoigne aussi l’arrestation en décembre 2016 en Carélie de l’historien Iouri Dmitriev.

En ce qui concerne l’Union européenne et ses Etats membres, nous ne sommes certes plus dans la situation de 2004 où l’opinion dominante était de ne pas voir la réalité du régime russe pour ce qu’elle était. Aujourd’hui, la situation est très différente : une minorité consistante a pris conscience de la réalité de ce régime mais, par ailleurs, une autre minorité « plurielle », très importante, est en phase avec ce régime, voire le soutient ouvertement.

Aujourd’hui, 13 ans après, quelle est votre lecture des événements de 2004 ? Quelles conclusions en retirerez-vous ?

Je serais beaucoup plus drastique qu’à l’époque. Je suis convaincu qu’on ne peut construire l’indépendance sur la seule démocratie. Sans des fondations solides dont l’histoire et une conscience historique bien sûr mais aussi (et surtout) l’Etat de Droit, la séparation des pouvoirs, la séparation du politique et du religieux, la démocratie ne peut tenir, s’enraciner, prospérer.

Quel message voudriez-vous faire parvenir au peuple tchétchène le jour-anniversaire de leur tragédie nationale ? Que voudriez-vous leur souhaiter ?

En premier lieu de ne pas succomber à ce qui s’apparente parfois, selon moi, à une certaine forme de culpabilité chez certains Tchétchènes à l’égard de la double tragédie (de 1994-1996 et 1999-2009). Cela ne veut pas dire, évidemment, ne pas s’interroger sur les erreurs qui ont pu être commises par les uns ou les autres. Je pense notamment au personnage de Shamil Bassaev, tragiquement romantique au point de penser que non seulement il était capable de se protéger contre les risques de manipulations des services russes mais qu’il était en outre capable, lui, de les manipuler.

En ce qui concerne la culpabilité, je pense à certains Tchétchènes qui en Europe en sont venus à considérer que la raison de la tragédie, la guerre et puis l’exode en Europe occidentale, aurait à voir avec une mauvaise pratique de l’Islam dans la Tchétchénie d’avant la guerre. D’où la punition divine. Ces Tchétchènes ont donc opté pour un abandon de l’Islam traditionnel tchétchène et ont embrassé une vision de l’Islam rigoriste, voire souvent tout simplement salafiste, aux antipodes de l’Islam traditionnel tchétchène. Pour un peuple qui possède le plus beau salut de bienvenue que je connaisse « Marcho Doryila », que la liberté entre avec toi, je trouve cela particulièrement triste.

De toute façon, quelque soit leur durée de vie, les régimes en place à Moscou et à Grozny sont condamnés à tomber. Ces années sombres pour tous ceux qui en sont victimes – en Tchétchénie, en Russie, en Ukraine, … – pourraient, devraient être utilisées pour préparer l’  « après ». Un « après » qui permette, autant que faire se peut, de ne pas répéter les erreurs d’hier. Parmi celles-ci, j’en soulignerais une en particulier. Tout faire pour empêcher une nouvelle mainmise des services de sécurité (Siloviki) sur les institutions de demain. Il faut y travailler dès maintenant, en élaborant de nouveaux projets de constitution de la Fédération de Russie et de la République fédérée de Tchétchénie où serait formellement interdit à tout membre des services de sécurité russes ou tchétchènes de briguer un mandat public ou d’occuper une fonction dans l’administration publique. Dans le même esprit, on pourrait souhaiter que soit créée, en lieu sûr, une banque de données qui rassemble l’ensemble des noms de ceux qui travaillent aujourd’hui dans ces services.

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