Britanniques et Ukrainiens dans l’Union. Les « deux vitesses » dont l’Europe a besoin

Strade, 15 mars 2017, InformNapalm, 16 mars 2017

Le Parlement britannique vient donc de voter par 494 votes contre 122 1 l’autorisation de déclencher l’article 50, la procédure qui devrait porter à la sortie, pure et simple, « dure », du Royaume-Uni de l’Union européenne. En dépit d’un impressionnant score du Remain (48,1 %), d’autant plus remarquable au regard du niveau sans précédent de désinformation, en dépit aussi d’un retournement de l’opinion, confirmé par de nombreux sondages, depuis la tenue du référendum, l’improbable attelage May-Corbyn entraîne dans une longue descente aux enfers les Britanniques et un peu avec eux, n’en déplaise, nous, les Continentaux. Tout cela était prévisible et prévu. 2

Pendant ce temps …

Pendant ce temps, les 27 s’arc-boutent sur la position qui voudrait que cette décision concerne les seuls Britanniques, qu’il convient d’en prendre acte et que la seule obligation qui leur incombe consiste à préserver la cohésion de ceux qui restent.

Quelque chose a dû leur échapper. Par sept fois au cours de ces 25 dernières années, l’Union, ses institutions et ses Etats membres, ont été capables de trouver des solutions ou de passer outre – c’est selon – le résultat d’un référendum dans l’un ou l’autre des pays-membres. Ce fut le cas en 1992 avec le Danemark, en 2001 avec l’Irlande, en 2003 avec la Suède, en 2005 avec la France (55% contre) et les Pays-Bas (61,5% contre), en 2008 avec l’Irlande encore, en 2016 avec les Pays-Bas à nouveau.

Tout comme leur ont échappé sans doute le caractère consultatif du référendum britannique ainsi que l’extrême légèreté des modalités d’utilisation de l’outil référendaire en cette affaire. Les Continentaux peuvent bien sûr s’accommoder de la triste situation que vivent nos amis britanniques. Certains ne font même pas mystère de s’en réjouir, lorgnant avec une délectation non-feinte sur les bénéfices qu’ils escomptent du divorce britannique : redimensionnement de la City au profit de l’une ou l’autre métropole continentale, éviction de la langue de Shakespeare des institutions européennes, voire « simple » plaisir de rendre la monnaie d’une vieille pièce à la perfide Albion. D’autres, d’apparente meilleure foi, se réjouissent de la fin d’une soi-disant hypothèque britannique sur toute perspective d’approfondissement de la construction européenne. Ce faisant, ils passent sous silence la responsabilité des uns et des autres dans l’intenable statu-quo actuel, oublient l’importante contribution du Royaume-Uni à la création du marché unique et, enfin, passent par pertes et profits, la contribution majeure de ce pays à l’élargissement de l’Union et, en particulier, à ce que celui-ci a permis en termes de stabilité du continent européen, aussi fragile et relative soit-elle, face aux coups de boutoirs assénés avec méthode et constance depuis une quinzaine d’années par le régime russe, moderne et redoutable antithèse de l’Etat de Droit et de la démocratie sur lesquels se fondent l’Union et ses Etats membres.

Le fantasme de la cohésion des 27

Mais si le réflexe des 27 d’affirmer leur unité face à la décision britannique, de parer aux risques de contagion et de tenter de préserver la cohésion de l’Union, voire sa survie, est compréhensible, est-il pour autant efficace ? Nous ne le pensons pas. Une Union européenne sans le Royaume-Uni serait, tout simplement, orpheline. Tout d’abord parce que, comme nous l’avons dit, l’apport du pays précurseur de l’Etat de Droit et de la démocratie en Europe reste fondamental. Mais aussi parce que d’autres pays de l’Union partagent, en l’état, avec la Grande-Bretagne, une vision de la construction européenne qui n’est pas celle des pays fondateurs et d’une partie de ceux qui les ont rejoints par la suite : « une Union sans cesse plus étroite ». Que l’on pense à la Hongrie du très conservateur Victor Orban, à la République tchèque du social-démocrate Miloš Zeman, à la Pologne du très conservateur Jarosław Kaczyński, de la Roumanie du social-démocrate Sorin Grindeanu, … pour ne prendre que les exemples les plus patents.

La réalité, trop longtemps refoulée, c’est que le taux d’hétérogénéité des positions des 28 à l’égard de la construction européenne est aujourd’hui tel que sa prise en compte devient obligatoire et qu’il convient de réorganiser l’Union afin d’en tenir compte. A Malte, il y a peu, les Chefs d’Etat et de gouvernement des 27 ont, semble-t-il, fini par en convenir.

Unité et diversité

Si ce constat est exact, deux options sont possibles : soit les Etats membres qui ne souscrivent pas à l’ambition des pères fondateurs, quittent l’Union (c’est le Brexit et après lui d’autres exit possibles), soit l’ensemble des Etats membres décident de préserver l’Union, en organisant institutionnellement sa diversité dans son unité.

En réalité, il n’existe pas d’alternative crédible à une révision politique et institutionnelle qui permette de faire coexister unité et diversité. C’est en effet la condition sine qua non de l’existence de la confiance entre tous sans laquelle l’Europe finirait immanquablement par imploser voire par renouer avec ses vieux démons guerriers.

La question, complexe sans aucun doute, est donc celle d’articuler deux appartenances, celle à l’Union des quatre libertés et celle à ce que nous appellerons avec Alain Lamassoure la Communauté 3 toujours plus étroite, au sein d’institutions communes aux deux : la Commission, le Conseil, le Conseil européen, le Parlement européen et la Cour de Justice.

Pour le Conseil (des Ministres) et le Parlement européen, cela supposerait deux agendas séparés et des droits de vote et de participation aux travaux distincts en fonction de l’appartenance à l’Union ou à la Communauté. Pour la Commission européenne, il s’agirait de définir des mécanismes, y compris au moyen de recours en dernière instance devant la Cour de Justice, qui garantissent que la poursuite de l’intérêt des uns ne se fasse pas au détriment de l’intérêt des autres.

Cela implique une révision des Traités. Ce qui, dans la mesure où il ne s’agirait pas d’acter le transfert de nouvelles compétences mais, pour l’essentiel, de procéder à une réécriture du Traité actuel en deux traités distincts, pourrait même se faire au moyen d’une procédure simplifiée. 4

New deal

Au Royaume-Uni et aux autres Etat membres de l’Union qui ne souhaiteraient pas faire partie du groupe d’Etats membres 5 dont l’objectif resterait la construction d’une communauté toujours plus étroite, seraient garantis la présence au sein d’institutions communes même si différenciées, un droit de connaissance et, selon des modalités à définir, un droit d’avis sur les politiques projetées ou menées par les pays membres de la Communauté. Ils recevraient également l’assurance d’un achèvement rapide du chantier de la libre circulation des services, l’établissement de deux budgets séparés (Union et Communauté), l’exemption de tout financement des politiques de l’Union actuelle, à l’exclusion des fonds structurels et, de façon transitoire au moins, de la PAC 6. Toutes les politiques de l’Union des quatre libertés seraient votées selon la procédure de codécision. En matière de libre circulation des personnes, une clause de sauvegarde serait introduite que l’on pourrait formuler ainsi : « Si, dans un pays membre, le nombre de résidents en provenance d’autres pays membres de l’Union représente plus de 5% de la population 7, celui-ci peut suspendre l’inscription de nouveaux résidents en provenance de ces pays sur son territoire. Cette mesure transitoire est d’application pour une durée de vingt ans à dater de l’entrée en vigueur du nouveau traité. Elle n’est pas renouvelable. ». En outre, un engagement solennel serait pris en faveur de la poursuite de l’élargissement de l’Union, en donnant la priorité absolue à l’entrée dans la nouvelle Union de l’Ukraine dont les négociations d’adhésion commenceraient dès l’entrée en vigueur du nouveau Traité de l’Union et du nouveau Traité de la Communauté.

« Chacun son métier et les vaches seront bien gardées »

Afin d’éviter que quelques millions de citoyens 8 ou l’un ou l’autre roitelet à la peine sur sa scène intérieure ne puissent bloquer des décisions ratifiées par la majorité du Conseil et du Parlement européen, et dans la mesure où la politique commerciale est de la compétence exclusive de l’Union, tout traité ou accord commercial international serait ratifié par les seuls Conseil (Sénat) et Parlement européen. Enfin, l’ensemble des Etats membres de l’Union s’engageraient à abolir tous les paradis fiscaux présents sur leur territoire ou leurs dépendances.

En contrepartie, l’ensemble des Etats membres de la future Union s’engageraient à modifier la composition 9 et le fonctionnement du Conseil des Ministres afin que, dans l’esprit et la lettre du Traité 10, il devienne à tous les effets le lieu de la représentation des gouvernements des Etats membres et non plus le lieu de la représentation des Etats. Il s’agirait donc de le transformer en un véritable Sénat de l’Union et de la Communauté. Celui-ci serait composé de cinq ou six ministres (Affaires Etrangères et Défense ; Economie et Finance ; Intérieur et Justice ; Agriculture, Environnement, Energie et Transport ; …). Ces (super)ministres siègeraient à mi-temps dans leur gouvernement respectif et à mi-temps au Sénat européen. Ils constitueraient en outre l’interface entre l’Union et leurs parlements nationaux respectifs. Les travaux du Sénat et de ses commissions spécialisées seraient publics.

Toutes les scories westphaliennes de l’actuelle Union seraient éliminées : le Conseil Affaires Générales, le Comité des Représentants Permanents (Coreper) et le mécanisme de la comitologie seraient dissous, le Service Européen pour l’Action Extérieure (SEAE) passerait sous la seule autorité de la Commission en sa qualité de Commission de la Communauté et le ou la vice-président(e) en charge de la Politique extérieure ne relèverait plus que de la seule Commission. Le Président de la Commission de l’Union et de la Communauté, garant des deux traités, serait élu au suffrage universel direct par l’ensemble des citoyens de l’Union (et donc de la Communauté).

De la reconnaissance en politique

Si la sortie du Royaume-Uni a de solides implications économiques, c’est avant tout une question politique. Si elle est incontestablement le reflet des difficultés engendrées par la globalisation et la mutation technologique accélérée, elle est aussi, pour les Anglais en particulier, le signe des difficultés de construire une identité post-impériale 11.

En plus des raisons rationnelles déjà évoquées, il en est une autre que d’aucuns ne considèrent pas du registre de la politique, celui de la reconnaissance. En mai 1940, alors que le continent européen tout entier et, avec lui, ses classes dirigeantes, avait capitulé devant les régimes totalitaires, les Britanniques et, au premier chef, Winston Churchill, ont représenté pour tous les Continentaux l’esprit et la volonté de résistance. Quatre ans durant, ils ont travaillé avec les Américains et les autres pays alliés à l’une des plus grandes opérations militaires de tous les temps – le débarquement de Normandie – qui allait permettre la libération de la moitié de l’Europe. Ne serait-ce qu’au nom de la reconnaissance et de la gratitude pour ce qu’ils firent, le « Continent » se devrait de formuler une proposition qui permette aux Britanniques de rester partie prenante du projet européen.

De la même manière aujourd’hui, la résistance opiniâtre du peuple ukrainien face à une agression – celle de la Russie – qui nous menace tous, ainsi que son dur labeur sur le difficile chemin de la désoviétisation et de l’enracinement de l’Etat de Droit aujourd’hui gravement menacé par une oligarchie irresponsable, mériterait un signe de profonde reconnaissance et de gratitude de l’Union européenne et de ses citoyens – une perspective claire d’adhésion à l’Union – et, non une aide timorée quand ce n’est, comme dans le cas du référendum hollandais, un comportement insultant et gratuit.

Les indispensables « deux vitesses »

Le modèle décrit ici est un modèle d’Europe « à deux vitesses ». Il ne s’agit donc pas d’un modèle dont la finalité serait de permettre à tous les pays d’atteindre, chacun à son rythme, la même ligne d’arrivée, mais d’un modèle permettant à la construction européenne – voire au continent tout entier – de tenir à un moment où les Etats membres conçoivent de façon différente leur « appartenance européenne ».

Une réorganisation du cadre juridico-institutionnel rendrait la construction européenne plus flexible et donc plus résistante, moins fragile devant les pressions nationalistes, mais aussi plus accueillante et plus en mesure d’affronter, sans susciter de réactions automatiques de fermeture, le processus d’élargissement auquel restent candidats ou intéressés de nombreux pays de l’est et du sud-est européen.

Une Europe qui prétendrait être plus « dure » en rétrécissant progressivement son périmètre serait une Union affaiblie dans sa réalité économique, dans sa capacité stratégique et dans sa double fonction de garante de la paix et du développement du continent européen et de rempart contre les ambitions impériales menaçantes de la Russie, a fortiori après l’annonce par les Etats-Unis de leur désengagement du front européen.

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Notes:

  1. Dont 52 membres du Labour sur 231
  2. « Londres, Kyiv et Ankara. Trois défis, une réponse. », L’Européen, 23 janvier 2014
  3. « Pour une Europe 4.00 », Alain Lamassoure, Commentaire 155, Automne 2016
  4. Procédures de révision simplifiée, article 48 § 6 du Traité
  5. Les pays ayant adopté l’euro ou s’engageant à le faire rapidement
  6. Même dans le cas d’une re-nationalisation de la partie non-réglementaire de la Politique Agricole Commune, autrement dit les « aides », le démantèlement devrait s’étaler sur 10 voir 20 ans en raison des investissements des acteurs du secteur.
  7. Au Royaume-Uni il y avait, fin 2016, 3 millions de résidents appartenant à d’autres pays membres de l’Union. Sur une population estimée à la fin 2016 à 65 millions, cela représente 4,6 % de la population.
  8. Lors du processus de ratification de l’Accord d’Association UE/Ukraine, 2,5 millions de citoyens hollandais (19,5 % du corps électoral du pays) ont ainsi réussi l’exploit de bloquer une décision voulue par les 27 autres Etats membres représentant 490 millions de citoyens et par les représentants de 45 millions d’Ukrainiens.
  9. Article 16 § 6 et article 236 du Traité
  10. « Le Conseil est composé d’un représentant de chaque Etat membre au niveau ministériel, habilité à engager le gouvernement de l’Etat membre qu’il représente et à exercer le droit de vote » Article 16 § 2
  11. Sur cette question, voir le très bel article de Nicholas Boyle « The problem with the English: England doesn’t want to be just another member of a team » The New European, 17 January 2017

3 thoughts on “Britanniques et Ukrainiens dans l’Union. Les « deux vitesses » dont l’Europe a besoin

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