70° anniversaire de la déportation du peuple tchétchène par Staline

Dosh, février 2014

Interview

Dosh : Comment avez vous rencontré la Tchétchénie et qu’est ce qui vous a poussé à mener votre grève de la faim, cette action sans précédent ?

Olivier Dupuis. L’assassinat d’Antonio Russo, en octobre 2000 en Géorgie. Il suivait de près la situation en Tchétchénie pour Radio Radicale. Il m’en avait parlé encore peu de temps avant son assassinat mais j’étais alors très focalisé sur l’ex-Yougoslavie, le Kosovo en particulier. C’est un épisode douloureux. Avec Marino Busdachin, j’ai accompagné la mère d’Antonio à Tbilissi. Et nous avons ramené son corps en Italie. Il y eu ensuite un colloque organisé en 2000 à Rome, « Tchétchénie, une guerre cachée » organisé par Emma Bonino et le Parti Radical. C’est là que j’ai rencontré pour la première fois Sophie Shihab, Mylène Sauloy, Andrei Babitsky, … et, de fil en aiguille, de nombreux Tchétchènes et autres amis de la Tchétchénie.

Dosh : Dans quelle mesure étiez-vous sûr que votre grève de la faim aboutirait à l’objectif que vous vous étiez fixé ?

O.D. Quand on commence une grève de la faim, on n’est jamais sûr de rien. On a des objectifs bien sûr, parce que l’on est convaincu qu’il faut faire quelque chose. Mais la manière dont ceux-ci pourront se traduire dans quelque chose de concret dépend beaucoup des soutiens que l’on reçoit ou que l’on ne reçoit pas. A l’époque nous travaillions beaucoup sur la proposition de plan de paix d’Ilyas Akhmadov qui était alors ministre des affaires étrangères dans le gouvernement d’Aslan Maskhadov. L’idée centrale n’était pas très différente de celle que l’ancien premier ministre français, Michel Rocard, avait mise en œuvre avec le Mouvement canaque de Nouvelle-Calédonie : une forte autonomie assortie d’un référendum sur l’indépendance au bout de 15 ans ou 20 ans. De nombreux parlementaires, des personnalités et de nombreux citoyens européens avaient soutenu un appel en ce sens.

Dosh. Qui vous a soutenu et qu’est ce qui selon vous a été le plus important dans cette action ?

O.D. Des amis tchétchènes bien sûr. Oumar Khanbiev, Ilyas Akhmadov, Maïrbek Vachagaev, Tina Izmaïlova et bien d’autres. Igor Boni, le secrétaire des radicaux de Turin qui a fait une grève de la faim de 15 jours. Beaucoup de militants du Parti Radical. Et aussi, tout particulièrement, deux députés européens sans qui cette résolution sur la reconnaissance de la déportation comme crime de génocide et de soutien au plan Akhmadov n’aurait jamais été adoptée : José Ignacio Salafranca et Gianfranco Dell’Alba.

Dosh : Quelle importance a eue la résolution du PE (dans laquelle la déportation des Tchétchènes est reconnue comme acte de génocide) et quelles perspectives juridiques et politiques peut-elle avoir ?

O.D. Je crois qu’elle a une certaine importance pour les Tchétchènes. Et c’est là le plus important. C’était la première fois qu’une institution officielle européenne reconnaissait la déportation organisée par Staline de l’ensemble du peuple tchétchène comme une véritable tentative de génocide, en plus de la multitude d’atrocités que cette déportation de masse a comportées. Mais elle importante aussi pour tous les Européens car cette tentative de génocide est partie intégrante de l’histoire tragique de l’Europe du 20° siècle.

Dosh : Selon vous, les deux guerres de Tchétchénie de 94-96 et 99-début des années 2000 pourraient elles connaître une qualification analogue sur le plan international ?

O.D. Je pense que dans le contexte actuel il ne faut pas se faire d’illusions. Mais les événements sont aussi fort différents. Aussi horribles qu’aient été les deux guerres russo-tchétchènes, je ne pense pas que l’on puisse parler de tentative de génocide. Mais très certainement d’un ensemble effrayant de crimes de guerre et d’atrocités en tout genre.

Dosh : Vous avez étudié en profondeur et de façon sérieuse le problème tchétchène. Pourquoi selon vous, les Tchétchènes, précisément, ont vécu des tragédies d’une telle ampleur dans un temps historique aussi ramassé ?

O.D. Il y a évidemment plusieurs raisons. Des raisons d’ordre externe. L’extension de l’empire russe au 19° siècle, le « grand » siècle des colonisations dans de nombreuses parties du monde. Pour un grand pays, puissant par ailleurs, la reconnaissance de sa réalité impériale est souvent très difficile, douloureuse, empreinte de réactions violentes. On a tous en tête de nombreux exemples. La guerre d’Algérie, la guerre du Vietnam, … Dans le cas de la Russie c’était – et c’est toujours – particulièrement difficile parce qu’avec l’écroulement de l’Union soviétique, il y a eu non seulement la perte des pays « frères » d’Europe centrale et orientale mais aussi la perte des quatorze républiques fédérées d’Union soviétique. L’approche actuelle du Kremlin vis-à-vis de la question ukrainienne en est une énième preuve.

Il y a aussi des responsabilités internationales, ces tendances chez de nombreux gouvernants de pays démocratiques à privilégier l’ordre à tout prix, y compris au prix d’innombrables vies humaines, de la démocratie et de l’Etat de Droit.

Mais selon moi le plus important aujourd’hui pour les Tchétchènes et pour leur avenir c’est d’approfondir leurs connaissances et leur compréhension de leurs responsabilités. Le sujet est vaste et dépasse de beaucoup le cadre de cette interview. En deux mots, je pense que la question centrale renvoie à la démocratie et, en aval, à l’Etat de Droit (la soumission au respect du droit non seulement par les individus mais aussi par la puissance publique). Deux questions qui ont malheureusement été, au cours des années 90, subordonnées à la question de l’indépendance. Alors que sans la démocratie et l’Etat de Droit, l’indépendance, quand bien même possible, a une signification très relative. Mais dans le cas tchétchène, je pense que l’absence de démocratie et d’Etat de Droit (surtout durant les périodes 1991-1994 et 1996-1999) a joué un rôle très important dans toute cette tragédie. Il y a, je crois, des enseignements pratiques à tirer de cette expérience très douloureuse. Notamment celle d’étudier en profondeur les grands penseurs de la démocratie et de l’Etat de Droit. Les anciens comme John Locke, Montesquieu, Tocqueville, … Mais aussi les modernes comme Popper, Aron, … Et voir ensuite où commencer à semer leurs idées dans les interstices de liberté de la société tchétchène d’aujourd’hui. Un peu sur le modèle de ce que vous faites avec Dosh depuis 10 ans.

 

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