Ukraine : ni la guerre, ni le déshonneur

Strade, 6 mars 2014, Le HuffingtonPost, 7 mars 2014, RTBFinfo, 7 mars 2014, The HuffingtonPost, March 10, 2014

L’invasion et l’occupation de la Crimée par l’armée russe constituent à tous les effets un acte de guerre. Les recours aux acrobaties sémantiques ne sont plus permis : l’Union européenne doit faire ce constat. Il s’agit d’un point de départ indispensable pour pouvoir élaborer avec tout le sang-froid nécessaire une riposte politique forte et déterminée, de concert avec les Etats-Unis, le Canada et le plus grand nombre de pays démocratiques.

Mais une appréhension correcte de la dernière « initiative » du régime russe n’est pas suffisante. Il est indispensable d’avoir les idées claires quant à la nature du régime russe actuel. La définition de Timothy Snyder – un régime national-bolchévique – est sans doute celle qui, à ce jour, permet de mieux l’appréhender. Elle met l’accent sur les deux caractéristiques principales du régime. Où « national » souligne la centralité du recours à la grandeur russe, traduite dans un projet de restauration impériale s’inspirant notamment de l’eurasisme d’Alexandre Douguine. Où « bolchévique » met en évidence la nature du régime en place où l’Etat, au delà d’un cosmétisme démocratique, est régi par un Etat dans l’Etat : aujourd’hui les structures de force (la silovicratie) comme hier le parti communiste.

Si, comme nous le croyons, cette définition est la mieux à même d’appréhender la réalité du régime russe actuel, on ne peut, comme Madame Merkel, estimer que Monsieur Poutine vit « dans un autre monde ». Il vit dans ce monde-là, un univers aussi réel qu’aux antipodes du nôtre ou, à tout le moins, de ceux qui, chez nous, continuent à considérer que la liberté, l’Etat de Droit et la démocratie constituent le socle de notre civilisation. De la même façon, on ne peut prétendre, comme la chancelière allemande que le président russe n’a pas ou n’a plus de « lien avec la réalité ». L’affirmer c’est encore une fois éluder la question de fond. M. Poutine est pleinement dans le réel. Le sien. Où la question existentielle est celle d’assurer la pérennité du régime en place et, donc, de son pouvoir et de la verticale du pouvoir sur laquelle il a fondé sa fortune politique (et pas seulement politique). Et où la priorité concrète est celle de bloquer ou, mieux encore, d’éradiquer toute possibilité de contagion en Russie du virus démocratique ukrainien.

C’est seulement sur base de ces présupposés qu’il peut être possible de construire une riposte gagnante pour la démocratie et la sécurité des Ukrainiens et, à moyen terme, pour les citoyens russes. Pour être opérante, cette stratégie doit être en mesure de « convaincre » le Président Poutine que son aventure ukrainienne (ouverte en Crimée, under-cover en Ukraine orientale) est plus dangereuse encore pour la pérennité de son régime et de son pouvoir personnel que les risques de contagion démocratique de la révolution ukrainienne sur les citoyens russes.

Pour être crédible, cette stratégie doit lever toute ambiguité sur le futur statut de l’Ukraine. En d’autres termes, il ne peut y avoir aucune marge d’interprétation possible quant à la pleine souveraineté de l’Ukraine. Prérequis indispensable : une déclaration solennelle où l’UE et ses Etats membres affirment qu’ils ne reconnaîtront sous aucun prétexte l’annexion de la Crimée – de la même manière que les Etats démocratiques de l’époque ne reconnurent pas l’annexion soviétique des Etats baltes. Conjointement, les autorités russes doivent être informées qu’en raison de l’ampleur des violations de l’accord russo-ukrainien sur les bases russes de Crimée, la restitution, rapide ou non, de la Crimée à l’Ukraine devra être accompagnée par un transfert dans des délais raisonnables de l’ensemble de la flotte russe stationnée en Crimée vers Novorossiysk ou d’autres ports russes de la Mer Noire.

Toujours dans l’optique de bloquer toute possibilité de réincarnation de la tristement célèbre doctrine brejnévienne de « souveraineté limitée », l’UE et les 28 se doivent d’organiser la cérémonie de signature de l’Accord d’Association avec l’Ukraine au plus tôt et déclarer à cette occasion que l’Ukraine a vocation à devenir membre de l’Union européenne.

Laissant Madame Lagarde à ses états d’âme et invitant M. Draghi à faire preuve de la même créativité que celle qui fut la sienne lors de l’octroi d’un prêt de plus de 800 milliards d’euros aux banques européennes, l’UE et les 28, conjointement avec les Etats-Unis, le Canada et le FMI, devraient mettre en œuvre de toute urgence un plan d’aide financière à l’Ukraine d’une toute autre ampleur que ce qui a été annoncé jusqu’ici (11 milliards d’euros).

Des signaux pour le Kremlin

Sur base du classement établi par Forbes, la Commission européenne pourrait inviter les 28 Etats membres à lui fournir toutes les informations en leur possession sur tous les avoirs détenus sur leur territoire par les oligarques russes ainsi que par les membres de la Douma et du Sénat russes afin de pouvoir procéder, si nécessaire, à un gel rapide et concomitant de ceux-ci.

Dans le même esprit, l’UE pourrait décider rapidement de se doter d’un Magnitsky Act interdisant l’entrée sur le territoire de l’Union non seulement à tous ceux qui sont impliqués dans l’assassinat de Serguei Magnitsky mais également à tous ceux qui sont impliqués dans les violations du droit international en Ukraine.

Les 28 pays membres devraient décider de suspendre tous leurs contrats d’armement avec la Russie (à commencer par la livraison des navires Mistral).

L’Allemagne, la France, l’Italie, la Grande-Bretagne ainsi que les Présidents de la Commission et du Conseil européen devraient lier leur participation à la réunion du G8 qui aura lieu à Sotchi en juin prochain au retrait des troupes russes d’Ukraine.

Dans le même esprit, les pays membres de l’Union dont l’équipe de football aura été sélectionnée pour la Coupe du monde de football de 2018 en Russie devraient lier la participation de celles-ci au retrait des troupes russes de l’ensemble du territoire de l’Ukraine.

Une politique européenne de l’énergie

La mise en œuvre d’une politique européenne commune est désormais indispensable. Elle pourrait comprendre notamment :

  • la création d’une centrale d’achat regroupant tous les distributeurs de gaz au sein de l’Union, chargée de négocier tous les contrats d’achat de gaz avec les fournisseurs russes ;
  • la construction de nouvelles infrastructures portuaires de terminaux gaziers (gaz liquéfié) et le développement des infrastructures existantes ;
  • le financement par l’Union d’un ambitieux programme européen de recherche et développement sur la problématique du stockage des énergies intermittentes (solaire, éolien, …)
  • l’établissement d’une norme européenne interdisant aux Etats-membres d’acheter plus de 30 % d’une source d’énergie (gaz, pétrole, charbon, …) dans un même pays tiers ;
  • un soutien financier massif de l’Union à l’interconnexion des réseaux électriques des 28 pays membres ;
  • une augmentation substantielle du capital de la Banque Européenne d’Investissement destiné au financement ou au co-financement de grands projets d’isolations thermiques des structures publiques (écoles, hôpitaux, bâtiments publics, …) dans toute l’Union.

Une politique européenne des affaires étrangères et de la défense

L’addition de 3 ou 4 mini-puissances (Royaume-Uni, France, Allemagne, …) pour reprendre la terminologie d’Arnaud Leparmentier ne donne pas une moyenne puissance mais, souvent, 3 ou 4 mini-puissances qui se neutralisent mutuellement. Dans un contexte historique où le grand voisin de l’Union est régi par un système politique qui se situe aux antipodes des valeurs qu’elle entend défendre, l’absence d’une politique européenne de sécurité et de défense n’est plus seulement une carence grave, c’est une faute politique majeure.

Etant entendu que les Britanniques ne sont ni prêts, ni désireux de participer à une Europe plus intégrée, le passage à une Europe à deux vitesses doit être réalisé sans plus de retard. Une Europe des quatre libertés – libre circulation des personnes, des biens, des capitaux et des services – et, en son sein, une Europe plus intégrée, dotée, notamment, d’une réelle politique des affaires étrangères et de la défense. Une armée européenne commune (et non pas unique) organisée sur base de la méthode communautaire (et non par l’addition de contingents nationaux) est indispensable. Elle est aussi possible. A condition que la France décide, finalement, de lever son véto politique.

 

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