« Bruxellois révoltez-vous ! » – Supprimer l’identité linguistique comme fondement de notre organisation politique (4)

par Alain Maskens 1

Dans cette quatrième partie de son essai « Bruxellois Révoltez-vous ! Pour Bruxelles, pour la Belgique, pour l’Europe » 2, Alain Maskens explique pourquoi le démantèlement du système politique actuel fondé sur la reconnaissance de deux communautés linguistiques est le point de départ indispensable à un véritable épanouissement de Bruxelles.

Nous l’avons vu, l’organisation politique et institutionnelle du pays sur la base des identités linguistiques est néfaste pour Bruxelles, pour la Belgique, et pour l’Europe. Pour Bruxelles, qu’elle étouffe dans un carcan institutionnel complexe et qu’elle inféode à des forces politiques dirigées depuis les régions voisines. Pour la Belgique, qu’elle rapproche inéluctablement de la rupture en deux le long de la frontière linguistique. Pour l’Europe, au cœur de laquelle elle met en œuvre un véritable processus de fragmentation et désolidarisation sur une base identitaire, à rebours de l’idéal européen.

Comment quitter cette dérive anti-bruxelloise, anti-belge, et anti-européenne ? Que faire pour pouvoir offrir aux Belges une fédération efficace et solidaire, pour offrir aux Européens une capitale qui les rende fiers et reflète leurs valeurs, pour offrir à tous les Bruxellois un avenir de qualité ?

La solution est évidemment simple. Mais à l’extrême opposé du credo des partis politiques actuels. Il faut supprimer les communautés linguistiques en tant qu’entités fédérées. Tout en reconnaissant en même temps l’importance de la valorisation et de la promotion de nos langues nationales, il faut supprimer l’identité linguistique comme fondement de notre organisation politique. La Belgique partage avec le Liban et la Bosnie le fait de fonder certaines de ses structures étatiques sur des critères identitaires plutôt que territoriaux. Cette approche accentue les clivages sur une base ethnoculturelle là où il faudrait au contraire renforcer une citoyenneté commune entre tous les habitants d’un même territoire.

Les communautés à la belge : un leurre et une mystification

En fait, dans le contexte politique belge, le concept de communauté est un leurre. En principe, il se réfère aux liens culturels entre individus, au droit des personnes, mais, ici, on a territorialisé ce droit personnel, on a imposé des frontières à ces liens culturels !   La communauté française ne peut promouvoir la culture française que sur le territoire de la Région wallonne et de la Région bruxelloise. La Communauté flamande ne peut promouvoir sa culture que sur le territoire de la Région flamande et celui de la Région bruxelloise. Les néerlandophones de Wallonie, les francophones de Flandre n’ont qu’à se brosser le ventre !

Le concept de communauté culturelle à la belge est non seulement un leurre, c’est également une mystification : la Flandre a fusionné les compétences régionales et les compétences communautaires en une seule structure, gouvernée par un seul gouvernement, contrôlée par un seul parlement. Cela lui confère une grande cohérence dans sa gestion (un seul gouvernement, un seul parlement, un seul ministre président). Cela lui a également permis l’installation de sa capitale à Bruxelles 3, en-dehors de son territoire régional ! Finalement, une certaine Flandre ne s’intéresse au droit des personnes que lorsqu’il s’agit de l’appliquer sur un territoire qui n’est pas le sien. Et elle met en avant le droit du sol uniquement lorsqu’il s’agit de son propre territoire.

Les stratèges de Flandre tiennent à ce modèle communautaire, qui donne progressivement à la frontière linguistique un caractère étatique, qui impose une large cogestion de Bruxelles par les deux communautés (donc par le gouvernement flamand), qui préfigure la division du pays en deux. 

Les partis francophones sont depuis longtemps entrés tête baissée dans ce jeu à deux voulu par la Flandre. Durant de nombreuses années, ils ont joué la carte du front francophone du refus. En parallèle, ils ont confirmé le principe d’une tutelle communautaire forte sur de nombreux domaines de la vie publique bruxelloise. Ils y tiennent encore aujourd’hui comme à la prunelle de leurs yeux. Ils ont de la sorte largement contribué à créer l’image d’une Belgique à deux entités en voie de divorce.

Le déblocage ne peut venir que d’une évolution vers un fédéralisme basé uniquement sur les régions 4. Dans ce schéma simplifié,  les seules entités fédérées sont les régions, toutes égales en droits et solidaires, qui reprennent sur leur territoire les compétences des communautés et en outre, à Bruxelles, celles de leurs avatars locaux (VGC, Cocof, Cocom) 5.

Un modèle régional équilibré où territorialité linguistique et promotion culturelle restent de mise

Il ne faut pas pour autant « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Etablir un fédéralisme territorial et non communautaire ne signifie pas qu’il faille cesser de protéger ou promouvoir à Bruxelles les deux langues et cultures officielles de la région. S’il faut supprimer les communautés comme entités fédérées, il est important de maintenir en place la territorialité linguistique ainsi que des organismes dédiés à la promotion de nos cultures nationales.

La territorialité linguistique est le principe selon lequel on a défini un statut linguistique pour chaque commune du royaume, base de l’activité administrative sur ce territoire. C’est un acquis important : le principe de territorialité linguistique représente l’instrument le mieux à même de maintenir en place une langue lorsque d’autres risquent de la faire disparaître 6. Il faut pouvoir maintenir cet acquis, par des protections établies au niveau fédéral.

Une communauté culturelle de nature linguistique permet de promouvoir la culture liée à cette langue. De tels instruments doivent bien évidemment être valorisés. Mais il serait absurde de les contraindre par des frontières intra-étatiques. Et il est exagéré d’en faire des entités fédérées, qui finissent par s’insinuer dans tous les pans de la vie sociale.

Au fond, ce modèle ne ferait qu’utiliser les trois instruments de base du fédéralisme belge, tels qu’ils sont prévus par notre Constitution 7, mais en remettant chacun à sa place pour mieux le valoriser :

  • la région, entité territoriale de base de l’organisation administrative et politique, lieu de l’accueil et de la participation citoyenne de tous les habitants qui y résident ;
  • le territoire linguistique et les lois sur l’emploi des langues, contrôlés par le niveau fédéral, outils de la protection des trois langues nationales face aux concurrences internes et aux pressions externes ;
  • la communauté culturelle, outil de promotion de nos langues nationales et lien interpersonnel entre ceux qui se réclament de l’une ou l’autre appartenance linguistique (ou de plusieurs 8).

Alors que le nationalisme flamand et le communautarisme francophone tentent de confondre ces trois dimensions en une seule, voulant offrir homogénéité, territoire et pouvoir à une communauté de langue, annexant ou contrôlant Bruxelles au passage, il est vital de rendre à ces trois niveaux leur juste valeur.

Dans le contexte politique belge du moment, il s’agirait bien là d’une fameuse révolution.

Qui portera cette révolution ?

Certainement pas la Flandre politique, qui a instauré sur son territoire une structure de pouvoir unique et, en plus, s’est offert une large présence sur le territoire bruxellois. Les institutions actuelles arrangent dès lors bien ses intérêts, et la logique communautariste fait partie de son évangile.

Certainement pas non plus la Wallonie. Certes, elle souffre toujours de ne pouvoir gérer en un seul lieu de décision les compétences territoriales et communautaires. Mais, au moins, chacune des communes wallonnes ne dépend que d’une seule institution communautaire. Par ailleurs, le ministre-président du gouvernement de la Communauté française est wallon 9 et le Parlement de la Communauté française est très largement wallon (75 députés wallons pour 19 bruxellois). Au sein des oligarchies – wallonnes pour l’essentiel – qui dirigent les partis francophones, nombreux sont ceux qui s’accommodent fort bien du système communautaire et de l’emprise que cela leur donne sur la région bruxelloise. Qui s’en étonnerait ?

En réalité, comme je l’ai rappelé plus haut (voir « Institutions bruxelloises – l’ambition impossible », c’est la Région bruxelloise, ce sont les Bruxellois qui subissent de plein fouet les conséquences insidieuses du communautarisme linguistique. C’est donc à leurs forces politiques d’en exiger la suppression.

Mais, dans le système actuel, ils n’en ont pas le pouvoir. Ils sont inféodés qui aux partis flamands, qui aux partis franco-wallons. On le voit bien : la sixième réforme n’a rien amélioré en profondeur pour Bruxelles. La liste des contraintes signalées plus haut est toujours bien là. La cogestion par les communautés de l’enseignement, de la culture, des politiques des sports et de la jeunesse, de l’accueil des nouveaux arrivants, cette cogestion n’a pas été abrogée. Au lieu d’une simplification, la mise en œuvre de la sixième réforme rendra la gestion bruxelloise encore plus complexe 10.

Le point de départ: des forces politiques bruxelloises

Le primum movens sera donc que les acteurs politiques de Bruxelles s’organisent sur une base régionale et non plus sur une base linguistique. Sur une base territoriale et non plus sur une base identitaire. Il leur faut quitter leurs formations unilingues respectives pour se constituer à Bruxelles en partis bi(multi)lingues qui s’adressent à tous les Bruxellois. Un seul parti socialiste, un seul parti libéral, un seul parti vert, un seul parti démocrate chrétien. Des partis qui proposent à leurs homologues flamands, wallons et germanophones de se fédérer par famille politique pour proposer au niveau fédéral un projet cohérent et solidaire, respectueux de toutes les régions.

Voilà la mission historique à laquelle doivent s’attaquer d’urgence les responsables politiques bruxellois.

 

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Notes:

  1. médecin et essayiste, l’un des pionniers du « nouveau mouvement bruxellois ».
  2. « Bruxellois révoltez-vous! Pour Bruxelles, pour la Belgique, pour l’Europe », AirEdition (www.dnao.be), février 2014
  3. Ce tour de passe-passe s’est passé comme suit. Historiquement, les communautés ont été créées avant les régions. Lors de sa création, la communauté flamande s’est installée à Bruxelles, ce qui était acceptable, puisque la Communauté flamande était (et est toujours) compétente sur le territoire bruxellois. Lors de la création subséquente des régions, la Communauté flamande a immédiatement absorbé en son sein les structures et compétences de la Région flamande, installant dès lors celles-ci également à Bruxelles, soit en dehors du territoire régional flamand !
  4. A ces nécessaires améliorations des institutions fédérales et régionales, il faut bien sûr ajouter les améliorations de la gouvernance bruxelloise que les Bruxellois pourraient déjà décider entre eux. Je renvoie ici aux conclusions des Etats généraux de Bruxelles, citées plus haut.
  5. Quelques voix politiques commencent à plaider dans ce sens. Epinglons notamment la célèbre proposition de Johan Vande Lanotte (2011) en faveur d’une Fédération belge basée sur quatre régions : la Flandre, la Wallonie, Bruxelles, et la Communauté germanophone (http://www.s-p-a.be/media/uploads/pdf/belgische_unie.pdf.) Signalons encore le récent appel de la section bruxelloise d’Ecolo (22 janvier 2014) à supprimer les trois commissions communautaires bruxelloise (Cocof, VGC et Cocom) et à transférer l’exercice de leurs compétences à la Région. Dans la proposition Vande Lanotte, Flandre et Wallonie gardent la compétence de l’enseignement, néerlandophone et francophone respectivement, sur le territoire bruxellois. Un peu dans le même sens, la proposition d’Ecolo laisse les communautés en place, avec notamment leurs compétences dans la culture et l’enseignement, tout en attribuant à la Région bruxelloise le droit de créer un réseau d’enseignement bilingue. Rappelons le long combat des responsables politiques de la Communauté germanophone en faveur d’un Etat fédéral basé sur quatre régions. Et notons que la formule d’un « fédéralisme de solidarité entre régions adultes » a été proposée dès 2010 par le parti Pro Bruxsel (http://www.probruxsel.be/notre-vision-du-feacutedeacuteralisme—over-federalisme.html.)
  6. Voir Philippe Van Parijs, 2010, The linguistic territoriality principle: Right violation or parity of esteem? Lead piece to the 4th Re-Bel Public Event. (http://www.rethinkingbelgium.eu/rebel-initiative-files/ebooks/ebook-11/Lead-Piece.pdf.)
  7. Extrait de la Constitution belge :

    Art. 2 La Belgique comprend trois communautés : la Communauté française, la Communauté flamande et la Communauté germanophone.

    Art. 3 La Belgique comprend trois régions : la Région wallonne, la Région flamande et la Région bruxelloise.

    Art. 4 La Belgique comprend quatre régions linguistiques : la région de langue française, la région de langue néerlandaise, la région bilingue de Bruxelles-Capitale et la région de langue allemande. Chaque commune du Royaume fait partie d’une de ces régions linguistique.

  8. A Bruxelles, la politique culturelle « doit également répondre aux aspirations d’autres composantes de la population bruxelloise. Il s’agit de reconnaître, dans l’espace public, les langues, les patrimoines et les moments de mémoires, les expressions culturelles traditionnelles et en voie de métissage des personnes et des groupes d’origines diverses issus des immigrations. Cette reconnaissance doit pouvoir se faire dans l’école, les médias et les programmes culturels divers soutenus pas les pouvoirs publics. » Extrait du Manifeste bruxellois, 2003. ( http://www.alainmaskens.be/documents/Manifeste_bruxellois_2_070516_Final.pdf.)
  9. Au moment de relire ces lignes, en octobre 2014
  10. J’ai détaillé ce point dans un bref article disponible ligne  (http://www.alainmaskens.be/documents/La_6eme_Reforme_de_l_etat_-_un_delire_communautaire_de_plus_a_Bruxelles.pdf.)

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