Quel rang pour la France ?

Le HuffingtonPost.fr, 27 novembre 2014, Strade, 27 novembre 2014

Tenir son rang. Le concept a quelque chose de désuet, un parfum d’ancien régime. Il reste que c’est lui qui, dans le chef de la classe dirigeante française, préside, aujourd’hui encore, à la définition du rôle et de la place de la France dans le monde. Quel rang ? L’ancien, celui de la France grande puissance ? Avec un retour aux alliances de revers comme certains semblent le préconiser ? Ce serait suicidaire parce que cela impliquerait la destruction de tout l’édifice européen, patiemment construit depuis les années 1950. Penser le rang de la France aujourd’hui passe donc, selon nous, par une rupture conceptuelle. Il s’agirait de penser le passage de l’idée d’une Europe instrumentale aux desseins de la France, à celle d’une France au cœur de l’Europe.

L’ébranlement de l’ordre européen sous les coups de boutoir du régime russe, le retour en Europe des guerres de conquête et de l’annexion de territoires par la force, le dessein manifeste d’une puissance étrangère de faire imploser l’Union européenne, le déplacement du centre de gravité de la politique étrangère des Etats-Unis vers l’Asie, l’affaiblissement de l’Otan, rendent particulièrement visible cette nécessité de se hisser à un niveau inédit de participation, d’engagement et de responsabilité dans l’entreprise européenne. Cela vaut évidemment pour tous les pays membres de l’Union européenne – et tous les citoyens européens – mais cela vaut, plus encore, pour la France en raison précisément de cette capacité qu’elle a su conserver, de « comprendre la grande stratégie et l’exercice du pouvoir dans toutes ses dimensions ». 1

Si le pays qui, plus que tout autre sur le continent européen, a voulu se donner les moyens d’une autonomie stratégique 2, n’est plus aujourd’hui en mesure de tenir son rang, ce n’est pas pour des raisons conjoncturelles – la crise économique – mais pour des raisons bien plus profondes, structurelles, voire tout simplement arithmétiques. Comme en témoignent déjà les décrochages technologiques dans des domaines aussi vitaux que, par exemple, les avions de chasse, les forces aéronavales, les drones, la cyber-guerre, … un pays de 65 millions d’habitants ne peut, seul, quels que soient sa volonté et son génie propre, rester dans la course.

Comme en mai 1950, lorsque Robert Schumann et Jean Monnet changèrent, en l’espace d’un jour, le destin de l’Europe et réinscrivirent du même coup une France toujours prisonnière de la défaite de 1940 au cœur de l’histoire du continent 3, nous sommes convaincus qu’une initiative résolue et circonscrite de Paris – hier le charbon et l’acier, aujourd’hui une armée commune et une politique déterminée en faveur d’un ancrage solide de l’Ukraine à l’Union – serait décisif pour redonner du souffle au projet européen et, par la même occasion, pour dépasser la crise d’identité majeure que traverse la France.

Prémisse : un new deal britannico-continental

Ne pas affronter la question britannique ou, plus exactement, la question de l’existence de deux projets différents selon la formule de Jean-Louis Bourlanges, celui d’ « une Europe forte, organisée et solidaire » d’une part et d’une Europe « de circulation et d’échange » 4 d’autre part, renforce les sentiments europhobes en Grande-Bretagne, participe à la logique de délitement (et de désaffection citoyenne) du projet européen et contribue, à terme, à l’affaiblissement voire au démantèlement de l’Union européenne. Continuer à répéter, tel un mantra, qu’aucune révision des Traités, n’est envisageable, c’est enfermer David Cameron dans le piège que lui ont tendu les partisans du retour au passé glorieux du pays de Sa Gracieuse Majesté ; mais c’est aussi pérenniser, au sein de l’Union, le jeu commode des alliances de circonstances au détriment des choix politiques. D’autre part, implorer les Britanniques, comme le fit Michel Rocard, de quitter l’Union européenne, c’est à la fois se trouver un bouc-émissaire à bon compte qui serait comptable de toutes les incapacités des autres Etats-membres et se priver, à court et à moyen terme, de la plus-value britannique.

Préserver l’avenir

La France pourrait prendre le problème à bras-le-corps et proposer aux autres Etats-membres de l’Union de conclure un deal, un vrai, avec la Grande-Bretagne : la scission du traité de l’Union en deux parties. La première reprendrait toutes les dispositions relatives au grand marché. C’est l’Europe des quatre libertés de circulation. Y compris donc, n’en déplaise à certains Britanniques, celle des personnes. Le Royaume-Uni (et les autres Etats désireux de limiter leur participation au projet européen) se retirerait de toutes les politiques communes (agricole, aides structurelles, affaires étrangères, justice, …), tout en conservant le droit de participer à tous les débats sur les politiques menées par la communauté européenne des Etats désireux d’approfondir la construction européenne. Sans droit de vote. En contrepartie, le Royaume-Uni accepterait une modification des Traités prévoyant la généralisation du vote à la majorité qualifiée, la transformation du Conseil des ministres en véritable Sénat européen, la suppression des présidences tournantes, l’élection du président de la Commission au suffrage universel ainsi que de rester partie à la Convention européenne des Droits de l’Homme.

Une armée européenne commune

Face aux bouleversements stratégiques en cours, la question de la défense de l’Europe par l’Europe acquiert une importance inédite. Pourtant, rares, très rares sont celles et ceux qui en appellent à une initiative résolue de l’Europe en ce domaine. Tout au plus, entend-on, de ci de là, des appels à renforcer les contributions des Etats membres à l’Otan. L’Organisation atlantique reste, tel un horizon indépassable, l’unique et ultime référence. Si, comme d’autres, nous pensons que la présence de deux ou trois divisions aux frontières orientales de l’Union aurait très probablement pu conjurer le scénario catastrophe auquel nous assistons aujourd’hui, l’incapacité de l’Otan à mobiliser politiquement et militairement des moyens de dissuasion suffisants pour empêcher l’invasion de la Crimée et d’une partie du Donbass doit poser question.

Une Europe resserrée doit franchir le Rubicon d’une politique autonome de défense et s’atteler à la création, non pas d’une armée unique, mais d’une armée commune suffisamment forte pour devenir progressivement un véritable centre de gravité de la politique européenne de défense et de sécurité. Parce qu’elle est le pays qui dispose du meilleur outil militaire et, surtout, de la pratique politique de l’engagement, la France est le pays de cette Union resserrée qui peut prendre le leadership d’une telle initiative.

Les conditions politiques du succès sont connues : il s’agit « simplement » de passer du registre intergouvernemental au registre communautaire, d’avoir l’audace de confier au triangle institutionnel classique – la Commission, le Parlement européen et le Conseil (donc les Etats) – la responsabilité de cette armée commune, avec, pour leur donner une légitimité forte, une disposition transitoire prévoyant l’approbation de toute décision d’engagement par un Haut Conseil de Sécurité 5, rassemblant les chefs d’Etat et de gouvernement des pays participant à la Coopération Structurée Permanente en matière de défense.

Du point de vue de l’industrie des armements, le diagnostic est aussi connu que sans appel. Sans l’émergence de grands acteurs transeuropéens, l’Europe est condamnée à de nouveaux fiascos économiques et commerciaux tel celui des deux avions de chasse concurrents de 4e génération (Eurofighter et Rafale) des années 70/80 dû, non pas comme une certaine vulgate tend à le faire croire, à des désaccords entre militaires mais, bien plus fondamentalement, à l’opposition de lobbies industriels-militaires soucieux de préserver leurs rentes de position. Résultat des courses : en plus des surcoûts, les pays européens (et leurs entreprises spécialisées) sont tous aux abonnés absents de l’avion de 5e génération et ne travaillent sur aucun projet d’avion de 6e génération. Une conclusion s’impose : certaines entreprises constituent des obstacles majeurs à la construction d’une politique de défense européenne et, par voie de conséquence, de réelles menaces à la sécurité européenne. Une nouvelle approche est nécessaire : créer des entreprises transeuropéennes en tenant compte à la fois des investissements réalisés au cours des soixante-dix dernières années par certains Etats-membres et de la volonté d’autres Etats-membres de s’investir d’avantage à l’avenir.

Dans l’aéronautique militaire, la France détient la clé d’une initiative en ce sens. Le gouvernement français possède en effet les moyens politiques et juridiques pour créer, à partir des activités militaires du groupe Dassault dont Airbus – donc l’Allemagne, la France et l’Espagne – détient déjà 45 % des actions, un grand groupe européen, nouvelle filiale d’Airbus, dont le capital serait ouvert aux autres Etats européens (ou à des entreprises de ces pays 6) qui le souhaitent (Pologne, Italie, Ukraine notamment).

Dans le secteur de la construction navale militaire, la création d’une armée européenne commune comprenant notamment trois ou quatre groupes aéronavals 7 pourrait mettre un terme à l’inertie actuelle en termes d’intégration. La participation aux appels d’offres de l’armée européenne commune pourrait être opportunément ouverte aux seules entreprises substantiellement plurinationales afin d’encourager les grands chantiers navals européens 8 à regrouper leurs activités militaires dans deux ou trois filiales communes 9 et concurrentes. A défaut, l’Europe confirmerait son lent déclin stratégique 10 dans ce domaine et risquerait, à moyen terme, de voir disparaître le savoir-faire que quelques rares Etats-membres possèdent encore.

Priorité ukrainienne

Plus que les sanctions, certes nécessaires au moins en ce qu’elles démontrent une certaine unité de l’Europe et, plus largement, de l’Occident, ce que craint le plus le régime russe aujourd’hui est un retournement de son opinion publique suite à des pertes humaines massives au cours d’une nouvelle offensive en Ukraine. Ce sont donc les Ukrainiens seuls, en l’absence de moyens militaires européens et atlantiques en mesure d’assurer une dissuasion effective, qui sont en première ligne face à un régime qui a décidé de s’émanciper des règles internationales régissant la coexistence entre les Etats. Les laisser seuls face à un régime agresseur qui n’hésite pas à déployer des moyens militaires considérables en armements et en hommes et qui, du point de vue politique, a recours à différentes méthodes bien connues (déstabilisation, infiltration, chantage, désinformation, …) serait tout simplement suicidaire pour l’Europe.

En plus de la fourniture des armements défensifs (et dissuasifs) nécessaires, l’Union européenne se doit d’envoyer un signe politique fort en inversant la logique actuelle qui fait de l’adhésion de l’Ukraine une perspective lointaine, l’aboutissement d’un long cheminement. L’Ukraine, victime d’une agression, est une exception. La réponse de l’Europe doit être d’exception. A la différence de tous les autres pays candidats à la candidature, et sans que cela n’implique une quelconque édulcoration des critères à remplir, le processus d’adhésion de l’Ukraine doit être ouvert immédiatement pour accompagner l’ensemble du processus de réforme et de modernisation du pays, pour créer le climat de confiance nécessaire à des investissements majeurs de la part des entreprises européennes.

Face au séisme géopolitique auquel l’Europe est confrontée, l’idée selon laquelle la France devrait d’abord remettre ses comptes en ordre est stérile. L’Europe a aujourd’hui un cruel besoin de la France et de son pouvoir d’influence, pour se hisser à la hauteur des défis qui sont les siens. De son côté, la France ne pourra transcender sa crise identitaire, sa subalternité inconsciente aux chantres d’une réalité qui n’existe plus, qu’en reprenant le leadership européen pour créer non pas une Europe-Puissance mais une Europe-Décence, une Europe en mesure de tenir sa parole, de faire correspondre à ses déclarations d’intention, des actes.

 

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Notes:

  1. « The Case for Berlin : Bringing Germany Back to the West », Jeffrey Gedmin, World Affairs, november/december 2014. Notre traduction.
  2. Encore que relative en raison de l’appartenance jamais démentie de la France à l’Otan.
  3. Jean-Louis Bourlanges, Identité européenne et ambition française, Commentaire, numéro 147/Automne 2014
  4. Jean-Louis Bourlanges, op. cit.
  5. Selon la formule du diplomate Pierre de Boissieu.
  6. Dont notamment Alenia-Aermacchi (Italie), Antonov (Ukraine), Saab (Suède).
  7. Intégrant les deux Mistrals qui ne pourront être livrés à la Russie.
  8. DCNS (France), Fincantieri (Italie), TKMS (Allemagne), Navantia (Espagne), Donbass ISD Polska (Pologne, Ukraine), Damen (Pays-Bas), Odense (Danemark), …
  9. Rassemblant des entreprises d’au moins trois ou quatre pays membres différents.
  10. Etant entendu qu’un seul groupe aéro-naval a une valeur stratégique proche de zéro, en particulier s’il s’articule autour d’un porte-avions à propulsion nucléaire contraint à des périodes de maintenance de près de six mois par an.

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