Lettre ouverte au capitaine Nadiya Savchenko en grève de la faim (57ième jour)

 Le HuffingtonPost, 9 février 2015, Strade, 10 février 2015, kontury.info, February 11, 2015

Free Nadiya Savchenko

Chère Capitaine, chère Nadiya,

Sans être optimiste, j’espérais un peu, un tout petit peu, que Mme Merkel et M. Hollande vous ramènent de Moscou dans leurs « bagages ». Après toutes les violations des engagements récents et moins récents de la Russie, ce geste concret aurait pu donner une once de crédibilité aux affirmations de M. Poutine selon lesquelles il voudrait réellement négocier. Las, il n’en a rien été. La chancelière et le président sont revenus les mains vides.

Vous êtes toujours à Moscou. En prison. Et vous poursuivez votre action nonviolente. Avec des centaines de milliers de personnes de par le monde, je suis inquiet, très inquiet. Je connais un peu, pour avoir moi-même pratiqué la nonviolence dans la forme que vous avez choisie, la grève de la faim, l’état dans lequel vous vous sentez aujourd’hui, l’esprit concentré sur l’objectif que vous vous êtes fixé.

Alors que je m’interrogeais sur votre action, un ami avec qui j’ai partagé de nombreuses luttes nonviolentes m’a écrit d’Australie. Il se demandait et me demandait comment il serait possible d’utiliser les armes de la nonviolence pour tenter de conjurer la tragédie ukrainienne. Ce sont ces deux exigences, la vôtre, visant à faire valoir vos droits et votre bon droit, et celle de comprendre comment tenter d’affronter la question ukrainienne avec les armes de la nonviolence, qui me poussent à vous écrire cette lettre et à vous demander en toute humilité d’arrêter votre action.

Personne, je crois, n’a mieux que Gandhi résumé l’essence de l’action nonviolente : la force de la vérité. Elle présuppose donc l’existence chez l’interlocuteur de la capacité d’entendre la vérité clamée par la personne qui poursuit son action nonviolente. C’était le cas du mouvement pour l’indépendance de l’Inde qui avait devant lui des colonisateurs certes, mais aussi des autorités représentant un Etat de Droit, une démocratie, et de nombreux citoyens et responsables politiques qui étaient profondément attachés aux valeurs de la démocratie et de l’Etat de droit. C’était le cas du mouvement pour les droits civils de Martin Luther King qui combattait contre d’énormes préjugés racistes mais qui avait, aussi, face à lui un Etat de Droit, une démocratie, des personnes en mesure d’entendre la vérité, de comprendre que la ségrégation raciale n’était pas compatible avec cet Etat de droit et cette démocratie.

Le contexte dans lequel vous vous trouvez n’est malheureusement pas celui-là. Vous avez face à vous un régime où, comme l’a dit Peter Pomerantsev, « rien n’est vrai, tout est possible », un système politique qui n’est pas seulement la négation de l’Etat de Droit et de la démocratie mais son antithèse même. Vous avez à la tête de ce régime une personne depuis longtemps morte à la vie, une personne qui a donné son feu vert à l’élimination de dizaines, de centaines et de milliers de personnes. A Saint-Petersbourg, à Moscou, à Volgodonsk, à Grozny, à Marioupol, à Delbaltseve, …

Chère Nadiya, je sais que l’alternative – la vie, votre vie – est, elle aussi, difficile. Elle signifie l’incarcération dans les conditions qui sont celles du système carcéral russe d’aujourd’hui. Je sais aussi, comme nous l’a tragiquement enseigné l’affaire Magnitski notamment, que cette incarcération n’est pas sans risque et qu’elle sera sans doute longue parce que long et lent est le processus de mobilisation des démocraties. Mais votre vie et votre force sont précieuses, nous sont précieuses. Vous êtes un magnifique symbole de résistance et de détermination. Nous avons besoin de vous pour continuer et intensifier, ici, dans les pays où c’est possible, le combat nonviolent pour que les gouvernements des démocraties occidentales prennent la juste mesure de ce que représente la politique mortifère du régime russe de M. Poutine et pour que les démocraties agissent, finalement, en conséquence. Beaucoup sont déjà tombés en Russie, en Tchétchénie, en Géorgie et en Ukraine. Nous avons besoin de vous, en vie, pour continuer ce combat pour la liberté et la démocratie en Ukraine aujourd’hui, en Russie demain.

Avec toute mon estime et mon amitié.

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5 thoughts on “Lettre ouverte au capitaine Nadiya Savchenko en grève de la faim (57ième jour)

  1. Merci pour ce très beau billet qui, je le souhaite, va, avec d’autres, alerter bien du monde sur la situation de Nadia Savchenko (et si possible aider à la convaincre d’arrêter sa grève de la faim). J’avais juste une interrogation sur cette phrase : « Vous avez à la tête de ce régime une personne depuis longtemps morte à la vie ». Je ne comprends pas ce que cela signifie, sauf si cela veut dire « qui est depuis longtemps indifférente à la vie » (ou à certaines vies). Je ne pense pas que V. Poutine soit « mort à la vie », ce n’est pas un mort vivant, un zombie. Je ne comprends pas le sens de ce propos, il faudrait être plus clair, car écrit comme cela cette phrase apparaît paradoxalement comme une sorte de condamnation à mort.

  2. Merci Bernard ! Une personne « morte à la vie »: une personne qui n’a aucune considération pour la vie (d’autrui), qui a un total mépris pour la vie (d’autrui). Plus fort donc que « depuis longtemps indifférente à la vie ».

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