Il faut sauver le soldat Markiv

 

Radicali Italiani, 13 octobre 2019

Dans quelques jours le Congrès des Radicaux Italiens entamera ses travaux dans la très belle ville de Turin. De nombreux militants et dirigeants radicaux s’interrogent sur le contenu du congrès et sur les objectifs futurs du mouvement. Je ferai ici une proposition très concrète – et même plus, une “campagne” politique à tous les effets – qui, je crois, reflète de façon cohérente une caractéristique politique constitutive de l’histoire et de la culture radicales.

L’Etat de droit comme droit de tous

De la très belle et suggestive relecture de l’histoire d’Italie de l’indépendance à nos jours faite par Lorenzo Strik Lievers à l’occasion du récent séminaire interne des Radicaux Italiens, je soulignerai un élément qui me semble essentiel : les conquêtes en termes de droits ont été vécues par les Italiens le plus souvent comme des conquêtes de droits pour “eux” et non de droits pour “tous”.

Et cela vaut également – nous explique Lorenzo – pour les grandes conquêtes réalisées grâce aux initiatives des radicaux (divorce, avortement, objection de conscience …)

Il n’y a évidemment pas seulement une raison culturelle qui explique ce passage inachevé vers “les droits pour tous”, autrement dit vers l’Etat de Droit. Il y en a plusieurs. Le peu de prégnance de la Réforme et la force de la Contre-réforme, un municipalisme fragmenté et replié sur lui-même, une unité nationale tardive et une culture de l’Etat liée à l’expérience d’avant l’unité plus qu’à celles des grands Etats nationaux modernes, la présence du Saint Siège et l’influence politique directe des hiérarchies ecclésiales, le fascisme comme régime contestant radicalement l’idée libérale du droit et dans l’après-guerre l’expérience particratique qui a transformé les institutions en un « système d’échange » politico-social de type substantiellement privatisé.

La peste marxiste-léniniste

A ces raisons, j’en ajouterais une autre. La marginalisation précoce du mouvement réformateur ouvrier, supplanté, culturellement d’abord et numériquement ensuite, par le déferlement de l’hérésie judéo-chrétienne par excellence, le marxisme-léninisme. L’égalité en dignité et, par conséquent, en droit qui, à partir du message du Nazaréen s’enracine peu à peu en Europe et débouche sur la naissance de l’Etat de droit et de la démocratie moderne, est remplacée par l’égalité tout court où le droit et les droits ne sont plus les fondations de la protection de la dignité de tous les citoyens, mais de simples instruments au service du nouveau code divin, l’Egalité. Le changement est total. Nous ne sommes plus face à une simple déviation de la culture libérale et démocratique du droit et des droits, mais face à une approche radicalement alternative où les droits sont interprétés et vécus par l’individu comme de purs moyens de revendication individuelle et par l’Etat comme des concessions à accorder ou à refuser. Le respect de la dignité de chacun et la centralité de la responsabilité individuelle qui l’accompagne sont ainsi remplacés par l’envie, par la rancoeur, par le ressentiment, par le sens de supériorité morale ou matérielle.

Cette lecture ne concerne pas le seul passé. Elle concerne aussi, malheureusement, notre présent. Si nous croyons, comme nous l’ont enseigné l’historien François Furet et le sociologue Marcel Gauchet, que le marxisme-léninisme est la matrice de toutes les idéologies totalitaires du vingtième siècle (fascisme, nazisme, stalinisme, maoïsme, polpotisme, …), il n’y a pas de raison pour qu’il ne le soit pas également des nouvelles illusions politiques antilibérales et antidémocratiques qui se répandent partout dans le monde et qui, en Italie, via le fascio-populisme de Salvini et le néo-léninisme de Grillo-Casaleggio, ont réussi à recueillir les suffrages de la majorité des électeurs. La peste marxiste-léniniste continue à faire de nouvelles victimes.

Les batailles pour le droit et le ‘cas Italie’

Cette prémisse, dont je vous prie d’excuser la longueur, me semble fondamentale pour deux raisons.

La première pour souligner, comme cela a déjà été fait dans le document “Un appel à la participation au Congrès, et le sens de celui-ci”, que nous ne sommes plus dans la situation d’ “avant”, autrement dit dans un contexte politique où les principaux acteurs de la particratie étaient certainement légers, certainement superficiels, certainement peu attentifs à la centralité du droit, mais n’en étaient pas pour autant les ennemis jurés. Aujourd’hui nous sommes face à un véritable saut quantitatif et qualitatif (en négatif). La mutilation de la constitution au travers de la “réduction du nombre de parlementaires”, la mutilation des droits des accusés au travers du gel des délais de prescription après le jugement en première instance, la mutilation du droit des contribuables considérés – sous peine de finir en prison – comme de purs instruments au service d’objectifs de recettes fiscales à réaliser (et l’on pourrait multiplier les exemples) décrivent précisément un processus de dégradation de la loi d’instrument de protection du droit et des droits en instrument de domination et de pouvoir. Le droit comme arme de l’Etat et non comme protection du citoyen. Tel est le nouveau ‘cas Italie’.

La deuxième raison est directement conséquente de la première. Si l’enjeu est aussi important – le sauvetage de l’Etat de droit – nous devons absolument cultiver le lieu conçu comme un contenant fédérateur possible pour tous ceux qui ont comme priorité ce sauvetage et qui, par conséquent, défendent l’ancrage de l’Italie dans l’Union européenne comme moyen en vue de cet objectif, et nous devons le faire au travers de la construction, patiente et têtue, d’une alternative au populisme : +Europa. Sans succomber à la tentation des fuites en avant comme, par exemple, celle de ceux qui voudraient aujourd’hui organiser le recueil de signatures pour l’organisation d’un référendum sur la “réduction du nombre de parlementaires”.

La valeur ajoutée des Radicaux Italiens

Dans cette optique, évidemment contestable, la question que je me pose en tant qu’inscrit à Radicaux Italiens (la même question que pourrait, du reste, se poser un membre de Forza Europa) est simple : quel peut être la valeur ajoutée de RI, inclus dans le projet plus large de +Europa comme alternative aux populismes ?

Je crois que même dans une situation différente et plus difficile que celle que nous avons connue à l’époque de la particratie, le core business des Radicaux Italiens ne peut être que celui de mettre les citoyens italiens, au travers d’une initiative à haute valeur symbolique, devant la question centrale du droit et des droits pour tous, en commençant par les droits qui sont le moins “les nôtres”. Bien plus que les cultures libérales “officielles”, la culture radicale a conservé toute à la fois le sens de l’urgence et de la radicalité des questions du droit, pas seulement comme forme de protection des citoyens, mais comme pédagogie civile et de protection institutionnelle.

“La justice c’est la justice”

“Qu’il soit fasciste ou nazi, je n’en ai rien à faire. La justice c’est la justice”. Ainsi se concluait l’intervention de Giandomenico Caiazza, président de l’Union des Chambres Pénales à la conférence organisée par notre secrétaire Silvja Manzi, avec la participation de Raffaele Della Valle, l’avocat d’Enzo Tortora il y a plus de trente ans et l’avocat aujourd’hui de Vitaly Markiv, reconnu coupable en juillet dernier par la Cour d’Assise de Pavie de l’homicide le 24 mai 2014 à Sloviansk, en Ukraine orientale, du photographe et journaliste Andrea Rocchelli et du journaliste Andrei Mironov.

Je connaissais bien Andrei Mironov, une des deux victimes, membre de Memorial, inscrit et militant du Parti radical transnational à l’époque où j’en étais le secrétaire : c’était un dissident russe très “suivi” par les services de sécurité de son pays, un militant passionné des batailles pour la liberté en Russie et dans l’ex-empire soviétique.

Je ne connais pas personnellement Vitaly Markiv, même si nous nous sommes probablement croisés au cours de l’hiver 2014 quand, aux alentours de Noël, j’ai passé une semaine à Kyiv, littéralement stupéfait par la beauté de l’atmosphère du Maidan ukrainien. Lui aussi était là.

Tout comme je ne connaissais pas les “Oustachis”, ces “garçons”, ces soldats en chaussures de gymnastique en plein mois de décembre qui défendaient leur pays, la Croatie, contre les attaques voulues et organisées par le Président serbe Slobodan Milosevic et qu’avec Marco Pannella, Lorenzo Strik Lievers, Roberto Cicciomessere, Sandro Ottoni, Lucio Bertè, Renato Fiorelli et Alessandro Tessari nous avions rejoints, symboliquement, dans les tranchées d’Osijek aux alentours du Nouvel An 1991.

Je ne connais pas Vitaly Markiv et je n’en ai rien à faire qu’il soit fasciste, communiste, nazi, libéral, écologiste, socialiste ou autre chose encore. Il m’importe qu’un innocent ait été condamné à 24 ans de prison. Il m’importe qu’il ait été condamné sur la base d’un théorème, sur la base d’un préjugé idéologique. Il m’importe qu’aucune des très nombreuses contestations soulevées par Della Valle et Rapetti, les défenseurs de Markiv, n’ait reçu une réponse convaincante. Il m’importe qu’un innocent soit depuis plus de deux ans déjà en prison.

Je ne connais pas personnellement Vitaly Markiv mais je suis convaincu qu’il n’est ni un fasciste ni un nazi. Il est « simplement » un patriote, un soldat, un volontaire ukrainien qui a risqué sa peau sur Maidan d’abord, sur le front ensuite pour défendre son pays. Est-ce peu ?

Un coupable et non pas le coupable

Comme l’a très bien résumé Raffaele Della Valle, le procès n’avait pas pour but de trouver le coupable mais bien de trouver un coupable. Vitaly Markiv était l’homme parfait. Le seul soldat détenteur de la double citoyenneté ukrainienne et italienne sur les 140 soldats de l’armée et de la garde nationale ukrainienne qui se trouvaient ce jour-là sur la colline de Karachun. Dans l’hypothèse (toute théorique puisque Markiv, membre de la garde nationale, était armé d’une Kalashnikov dont la portée était totalement insuffisante) où les soldats ukrainiens auraient été dans les conditions de tirer (qui plus est, intentionnellement) sur les victimes, la probabilité que le soldat responsable ait pu être Markiv s’élève à 0,7 %. Quel coup de chance pour l’accusation.

Ensuite Markiv n’était ni Russe ni philo-Russe. Le frapper, sur base de ce théorème “antifasciste”, avait aussi l’avantage de ne pas devoir poser des questions embarrassantes aux autorités russes ou philo-russes. Une autre source d’ennuis en moins pour ceux qui étaient chargés de l’enquête. Y compris pour les fonctionnaires de l’Etat italien attentifs à ne pas compromettre leurs relations de longue date avec leurs collègues russes et à ne pas gêner la politique d’un gouvernement clairement philo-poutiniste, en particulier depuis l’avènement du gouvernement jaune-vert 1.

Enfin, pierre tombale pour Markiv. “Il était arrogant” ai-je entendu dire. Lui et ses amis ukrainiens qui assistaient au procès osaient crier avant le début de chacune des audiences du tribunal “Slava Ukraina”. “Gloire à l’Ukraine”. Mais qu’aurait dû faire Markiv ? Se soumettre dès le début au jugement préconçu du Ministère Public ? Laisser de côté la fierté d’avoir défendu son pays ? Rester muet, ne pas manifester au moyen du seul instrument qu’il n’était pas possible de lui enlever, la parole, que non seulement il n’était responsable d’aucun homicide, mais qu’il était en train d’accomplir son devoir de soldat et de citoyen ukrainien et que ce tribunal n’avait non seulement aucun droit de le condamner mais n’avait même pas le droit de lui faire un procès.

Je ne vais pas repasser en revue ici toutes les étapes du procès et, en particulier, la plaidoirie magistrale de Raffaele Della Valle que nous pouvons tous, grâce à Radio Radicale, écouter et réécouter. Mais, après avoir écouté et réfléchi, j’ai la conviction qu’il n’y a que deux scénarios plausibles qui ont pu porter à la mort du photographe Andrea Rocchelli et à celle de notre ami et compagnon de parti Andrei Mironov.

Les deux scénarios

Premier scénario. Mironov, Rocchelli et Rougelon ont été pris sous le feu croisé des Ukrainiens et des Russes et philo-Russes au cours d’une journée d’intenses combats. Et il n’y a ici aucune place pour un homicide volontaire ou involontaire.

Le second scénario, beaucoup plus probable de mon point de vue, est qu’ils ont été victimes d’une embuscade organisée par les services russes avec le concours des soldats philo-Russes présents dans cette zone.

Divers éléments me font pencher en faveur de cette dernière hypothèse. Le premier est ce fameux cinquième homme, jamais retrouvé ni identifié par la suite (mais quelqu’un l’a-t-il jamais vraiment cherché ?), un homme qui ce jour-là apparaît et disparaît, vêtu d’un survêtement de sport. Difficile d’imaginer que dans ce lieu de combats intenses, il ait pu s’agir d’un civil occupé à faire du jogging ou à ramasser des champignons. Il est plus plausible, beaucoup plus plausible, que nous ayons eu à faire à un hameçon, un appât destiné à amener Mironov, Rocchelli et Rougelon dans un endroit choisi où ils pourraient être ensuite pris pour cible par l’artillerie.

Second élément. Selon le témoignage de Rougelon lui-même, les détonations commencent précisément juste après la disparition de l’homme mystérieux.

Troisième élément. Le comportement des trente soldats philo-Russes à l’égard du survivant Rougelon. Ils ne l’arrêtent pas, ils l’effraient en tirant des coups de feu mais ils le laissent partir. Si Rougelon et, avec lui, Mironov et Rocchelli, avaient été victimes des Ukrainiens, ces soldats auraient dû, logiquement, l’aider et le conduire dans un hôpital. Ils ne le font pas parce qu’ils n’en ont rien à faire de Rougelon. La mission qui leur avait été confiée était remplie. L’objectif était atteint. Andrei Mironov était mort. Andrei Nikolaevic dont le téléphone portable était, de toute évidence, écouté par les services russes, lui qui était depuis des décennies bien connu du KGB d’abord, du FSB ensuite, lui qui avait même été l’un des derniers dissidents à connaître le goulag, lui qui avait échappé par miracle en juin 2003 à une agression chez lui par un ancien membre des forces de police russes (avec de graves séquelles), agression dénoncée par lui et à laquelle la police moscovite ne donna jamais de suite.

Une condamnation exemplaire, un scandale exemplaire

Cette condamnation de Markiv, “exemplaire” et, par conséquent, obligée, qui met d’accord les populo-fascistoïdes de Salvini, les néo-léninistes de Casaleggio et les fascistes de l’antifascisme de l’extrême gauche et, hélas, d’une partie de la gauche, est une obscénité juridique et politique. Nous ne pouvons toutefois pas attendre qu’elle soit détruite par la Cour de Strasbourg et qu’entretemps Markiv passe encore cinq ou six autres années en prison … Toutes les condamnations exemplaires sont des scandales exemplaires.

Ce jugement doit être détruit avant, bien avant. Markiv doit être acquitté et doit être fortement indemnisé. Tel doit être engagement. Cette bataille peut et doit être la priorité des priorités des Radicaux Italiens pour la prochaine année. Aux côtés des convictions qui peuvent nous inciter à participer au Congrès, cet objectif, cette priorité pourrait, si nous en décidions ainsi, nous donner plus de force, plus de mordant, plus de détermination y compris pour faire les nombreuses autres choses que nous devons faire en tant que radicaux et en tant que membres de +Europa.

Nous le devons évidemment avant tout au soldat Vitaly Markiv.

Nous le devons à tous les soldats et civils ukrainiens tombés dans les combats pour défendre leur liberté et la nôtre.

Nous le devons aux parents d’Andrea Rocchelli et à ses amis, pour qu’à la douleur de la disparition de leur enfant et ami ne viennent s’ajouter la honte et la tristesse d’une condamnation injuste.

Nous le devons à l’avocat défenseur de Markiv et notre ami de longue date, Raffaelle Della Valle.

Nous le devons à nos compagnons de parti Enzo Tortora et Emilio Vesce, victimes eux aussi d’hallucinants théorèmes justicialistes.

Nous le devons à notre ami et compagnon de parti Andrei Mironov.

Nous le devons à Anna Politkovskaia, Natalia Estemirova, Boris Nemtsov, Andrea Tamburi, Antonio Russo, Alexandre Litvinenko, Izet Muhamedagic, Moncilo Vukasinovic, Zurab Zhvania, aux nombreux journalistes et militants politiques qui ont été, comme Andrei Mironov, victimes du même commanditaire politique (à tout le moins), Vladimir Poutine.

Nous le devons à nos compagnons de parti disparus Marco Pannella, Adelaide Aglietta, Oumar Khanbiev, Massimo Bordin et tant d’autres.

Nous le devons à nous-mêmes.

A tous les amis de Forza Europa, de +Europa, de la communauté ukrainienne, rendez-vous à Turin, au congrès des Radicaux Italiens.

Honneur au soldat Markiv! Slava Ukraine!

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Notes:

  1. Jaune-Vert. Le jaune est la couleur du Mouvement Cinq Etoiles de Casaleggio et Grillo, le vert est la couleur de la Ligue de Salvini

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